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Quand les internautes se font justiciers

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© Capture d’écran Facebook

E-LYNCHAGE – La vidéo d’une agression filmée dans un square de Nancy a déclenché un torrent de réactions indignées à l’encontre de l’auteur.

Et revoilà le « happy slapping »*. Dimanche à Nancy, une ado de 15 ans a été mise en examen pour « violences volontaires en réunion et sur personne vulnérable ». La raison de ces poursuites ? Une vidéo diffusée sur YouTube dans laquelle on l’aperçoit clairement s’en prendre à une jeune fille dans un parc du centre-ville, en plein jour.

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Trois gifles gratuites qui pourraient coûter très cher à l’adolescente : avant de comparaître prochainement devant un juge des enfants, la lycéenne affronte d’ores et déjà une toute autre justice, celle « des internets ». Et l’agresseur pourrait bien à son tour devenir victime.

Une adolescente devenue la cible du Web

Comme toujours avec Internet, tout est allé très vite. La publication de la vidéo sur Facebook a suscité une forte vague d’indignation sur les réseaux. Indignation qui s’est finalement muée en instinct de vengeance, certains internautes se sentant l’âme de justiciers « deux-point-zorro ». Bref, c’est un véritable e-lynchage qui s’opère en quelques heures.

D’abord l’auteure de l’agression est rapidement identifiée, cette dernière apparaissant le visage découvert dans la vidéo. Dans la foulée, nombre de pages Facebook, tweets et vidéos sont créés en utilisant le nom de la jeune fille ainsi que son image. Le tout illustré grâce à des photos capturées sur son profil Facebook et souvent détournées afin de se moquer son apparence physique. De faux comptes à son nom émergent et mettent de l’huile sur le feu. La police nationale est ainsi forcée de publier un communiqué de mise en garde.

L’Est Républicain comptait dimanche une quinzaine de pages nommant l’adolescente et regroupant le même jour, à 16 heures, 385.000 « likes ». Mardi, le nombre de pages était supérieur à 100. Le nom de l’adolescente s’est ainsi retrouvé, toujours selon le journal, en troisième position des sujets les plus discutés sur Twitter dimanche et il en allait de même pour les vidéos YouTube.

Quand l’internaute se fait justicier

Ce phénomène de chasse à l’homme n’est pas nouveau et compte pléthore d’exemples. On se souvient notamment de l’affaire « Farid de la Morlette », en janvier dernier. Dans une vidéo, ce Marseillais s’amusait, devant son « cameraman » hilare, à projeter un chat en l’air à plusieurs reprises. Tollé immédiat sur Internet : une pétition est lancée en ligne et les usagers se lancent dans une traque au tortionnaire. Ce dernier est interpellé et placé en garde à vue. La police publie dans la foulée sur Facebook annonçant cette arrestation réalisée notamment « suite à une forte mobilisation sur internet ». Au final, l’homme, jugé en comparution immédiate, écope d’un an ferme.

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« Jusqu’ici tout va bien ». Mais un autre exemple permet à lui seul de se rendre compte de la dangerosité potentielle de cette pratique que les spécialistes appellent le « crowd-investigation ». En avril 2013, l’attentat du marathon de Boston avait donné lieu à une enquête participative en ligne sans précédent, principalement sur un forum de Reddit sobrement intitulé « FindBostonBombers ». Plusieurs suspects avaient ainsi été désignés et leur identité révélée publiquement… et accusés à tort. Quelques heures, plus tard le FBI révélait la véritable identité des poseurs de bombe : les frères Tsarnaev, qui, eux, avaient échappé à la vigilance des apprentis enquêteurs.

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« C’est au nom des bons sentiments que l’on fait violence aux autres »

Quels sont les ingrédients nécessaires à une telle envolée des réseaux sociaux ? Pour le psychologue et psychanalyste Yann Leroux, geek assumé et auteur de Les jeux vidéos, ça rend pas idiot !, « l’étincelle, c’est les bons sentiments ». « Que ce soit pour sauver un chat ou pour défendre une jeune fille que l’on a attaqué sur un banc public, c’est toujours au nom des bons sentiments et de la morale que l’on fait violence aux autres », note le psy. Et si toutes les causes peuvent faire recette, il est impossible de savoir quelle sera la prochaine cible de l’effet de meute en ligne. « Il y a des milliers de vidéos qui sont postées et, de temps en temps, il y en a une qui sort sans que l’on sache vraiment pourquoi ».

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Au sein d’un grand groupe, l’individu peut adopter un comportement excessif comme dans une manif et ou dans un stade. C’est ce que les spécialistes appellent la désindividuation. Et c’est pareil sur Internet. « Le réseau social est un groupe immense dans lequel il est possible de perdre les limites de soit, analyse Yann Leroux. Les gens laissent très rapidement sur les réseaux sociaux des commentaires qui sont excessifs ». « C’est une situation groupale dans laquelle les individus ne sont pas clairement identifiés et où l’on peut très facilement écrire que finalement telle ou telle personne mériterait la peine de mort et caetera. », poursuit-il.

Les ados derrière leurs ordinateurs réalisent-ils qu’ils peuvent ainsi nuire profondément à un individu? Cela ne fait aucun doute pour Yann Leroux: « Les adolescents sont très conscients qu’une insulte c’est comme un coup de poing. Ils savent que des insultes graves affectent gravement la personne. Quand on sait cela, il n’y a pas besoin d’aller donner un coup derrière : il a déjà été porté ».

« Le risque, c’est l’ostracisation »

Quels sont les effets d’un tel acharnement sur l’individu pris pour cible ? « Il y a un effet très négatif sur le fonctionnement général et sur son estime de soi. Les gens sont déprimés, connaissent des pertes de sommeil et sont très préoccupés par tout cela », témoigne Yann Leroux. « Ce que l’on peut souhaiter à la jeune fille en question, c’est que le passage en garde à vue lui permette de prendre conscience de ce qu’elle a fait ».

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Pour le psychologue, « le risque c’est l’ostracisation ». »Il faut qu’elle fasse l’objet d’un accompagnement socio-éducatif pour que la situation puisse être traitée du mieux possible. On a tous besoin d’être en lien positif avec d’autres personnes, on ne peut pas vivre des semaines et des mois en étant le bouc-émissaire de toute une jeunesse », analyse le psychologue.

Au lendemain de ce déchaînement en ligne, l’adolescente auteure de l’agression filmée à Nancy ne s’est pas rendue en cours depuis. Interne en Bac pro à Nancy, elle est restée au domicile de ses parents, situé à une trentaine de kilomètres de là. Sa victime, quant à elle, ne sort plus de son appartement.

*Le « happy slapping », littéralement « joyeuse baffe », est une pratique consistant à filmer l’agression physique d’une personne à l’aide d’un téléphone portable.

Source : Europe1