Le 17 août 2000, Laird Hamilton est le premier à dompter Teahupo’o au plus gros de sa forme. Les images de la « Millenium Wave », immortalisée par Tim McKenna, ont fait le tour du monde, ouvrant de nouvelles perspectives pour le surf et faisant exploser la notoriété du spot de la presqu’île. Pour Radio1, le « waterman » américain et le photographe basé à Tahiti se souviennent d’une session rentrée dans la légende.
« C’est une vague de rêve, une vague de cartoon ». 20 ans après, Laird Hamilton a les même mots qu’à la sortie de l’eau, le 17 août 2000. La même émotion, aussi. « Ça n’est pas quelque chose que tu oublies » explique l’Américain, légende du surf de grosse vague et pionnier de nombreuses techniques de glisse. Quand on lui a proposé de discuter de sa session mythique à Teahupo’o, le « waterman » de 56 ans, de retour d’un trip à Nazaré, ne s’est pas fait prier. « Teahupo’o, ça a une place importante dans ma carrière, c’est sûr, mais aussi une place bien spéciale dans mon cœur », sourit-il, depuis sa maison de Malibu.
Il faut dire que peu de clichés de surf ont été autant diffusés, admirés et commentés que ceux de cette « Millenium Wave ». Le terme, rapidement consacré sur les posters et dans les médias, a été soufflé à Tim McKenna par un ami. Le photographe n’est pas seulement l’œil derrière l’objectif en ce mois d’août 2000 : c’est à lui que Oxbow avait demandé d’organiser deux semaines de shooting au fenua, autour de l’équipe de riders maison. Laird Hamilton, déjà un grand nom dans le milieu, est alors la figure de proue de la marque française. Ce voyage à Tahiti, « petite sœur magnifique » d’Hawaii, où il a grandi et où il vivait alors, est pour lui une première. « La plupart des photos qu’ils avaient de Laird, c’était à Jaws ou Pipe, ses terrains de jeu », se souvient Tim McKenna, spécialiste des photos de glisse, depuis longtemps basé à Tahiti. Pendant deux semaines, donc, le groupe écume souvent avec des surfeurs locaux, les spots de l’île à la rame, en foil (déjà) ou en « tow-in », du surf tracté qui permet d’attraper des vagues plus puissantes. « À cette époque, c’était assez nouveau, surtout en Polynésie, se rappelle Tim McKenna, qui avait dû acheter un jet-ski en urgence à Papeete à la demande des riders. Des surfers locaux avaient déjà essayé à Sapinus, mais c’était la première fois que ça se faisait à Teahupo’o ».
Le spot n’est alors pas inconnu, loin de là. Des surfers locaux – Thierry Vernaudon ferait partie des premiers – y ont déjà pris des vagues époustouflantes, et des compétitions internationales s’y tiennent depuis l’année précédente. « Mais ça restait assez rare d’y voir du monde, se souvient Tim McKenna. Et quand c’était trop gros, il n’y avait personne ». Trop puissant, trop dangereux, la vague, encore aujourd’hui effraie autant qu’elle inspire. Après les deux semaines prévues, l’équipe Oxbow a accumulé de belles images, mais flaire que la Presqu’île a plus à offrir. « On avait des bulletins météo qui prévoyaient une grosse houle la semaine suivante, se rappelle Laird Hamilton. Tout le monde a reporté son départ ».
« Le genre de vague où ça aurait pu très mal finir »
Ce 17 août, à l’aube, il y avait du sable blanc sur la route de Teahupo’o. Le signe que la houle s’est levée dans la nuit. Parmi les surfeurs présents sur le spot, Vetea « Poto » David ou Arsène Arehoe, mais aussi Raimana Van Bastoler, qui accompagne alors un autre groupe, dont le bateau était tombé en panne. Les locaux, bien sûr, n’avaient pas attendu Laird Hamilton pour se mesurer à Teahupo’o. Mais ce jour-là, le « mur de crânes » montre toute sa puissance. « Depuis le bord, Poto m’a dit « elle est géante », se rappelle l’Américain. Tout le monde voulait aller voir, mais personne, y compris moi, ne savait ce qu’on pourrait faire dessus ». La matinée prend du temps à se mettre en place. « Quand c’est si engagé, si dangereux, il faut être méthodique », reprend Laird Hamilton, qui s’essaie, comme le reste de l’équipe, à quelques vagues, et en rate quelques autres. « J’en ai lâché une ou deux, et je crois que j’ai bien fait : en début de matinée, la marée était assez basse, et c’était le genre de vague ou ça aurait pu très mal finir, contre le récif », continue-t-il. C’est à 11h30 qu’apparaît « la » vague. « Un mur, dont on avait l’impression qu’il allait prendre tout le chenal », se rappelle Tim McKenna, « impressionné », mais le doigt bien en place sur déclencheur. Laird Hamilton, dans un « backside » inconfortable, a « une longue conversation avec lui-même », mais ne lâche pas. Il fuse au travers de ce canyon qui ne cesse de se creuser. « C’était comme si tu rêvais de faire quelque chose de très spécial toute ta vie et d’un coup, ça arrivait », raconte-t-il, l’œil encore humide après deux décennies.
Le plus puissante – « the heaviest » – la plus « radicale », la plus dangereuse, la plus belle aussi… Tous les superlatifs, ou presque, ont été utilisés pour décrire cette vague. Le tube gigantesque et parfaitement dessiné, la lèvre écrasante, l’eau cristalline qui rompt avec l’impression de danger que cette montagne inspire, le « glacis » qui semble s’être déposé sur les images… Un émerveillement pour la planète glisse, et une « révolution » pour le surf de grosse vague. « Jusque là, l’unité de mesure, c’était la taille, le nombre de pieds, rappelle Tim McKenna, qui était accompagné ce jour là du vidéaste Jack McCoy et du reporter de RFO (future Polynésie La 1ere) Gilles Hucault. Et là on se rend compte qu’on peut aller chercher autre chose, un « tout », une perfection, un côté radical…Ça a changé tous les critères ».
Un « premier baiser » et un changement de perspectives
Fin de cession, et pic de carrière pour Laird Hamilton. « À cette époque j’avais déjà ‘ridé’ parmi les vagues les plus puissantes de la planète, mais je n’avais jamais été soufflé hors d’un tube aussi violemment », se rappelle-t-il. À ce moment-là, tout ce qu’on aurait pu faire de plus, c’est se crasher. On s’est regardé, tout était encore à sa place, Teahupo’o nous a laissé avoir ce moment sans casse. C’était le moment d’être reconnaissant, et de rentrer ».
Après ce « premier baiser », beaucoup d’autres ont dompté Teahupo’o au plus gros de sa forme, et en premier lieu des surfers polynésiens. À chaque avis de grosse houle les locaux se disputent les tubes avec des riders du monde entier, arrivés spécialement par avion – quand la situation sanitaire le permet. « Mais à ce moment-là c’était différent, c’était nouveau, ça paraissait insurfable, reprend Laird Hamilton. Je crois que cette vague a changé la perspective de tout le monde. Les surfers de grosses vagues d’aujourd’hui l’ont vu quand ils étaient gosses et ça changé leur vision de ce qui était possible ou non ». Teahupo’o devrait donc sa notoriété à un Américain ? « Non, j’ai peut-être accéléré les choses, répond-il. Mais cette vague devait quoiqu’il arrive devenir une merveille du monde, une référence : elle est parfaite, c’est un monstre de la nature ».
Laird Hamilton est revenu plusieurs fois à Tahiti depuis ce premier « trip » de 2000, notamment lors d’une session en stand-up paddle très remarquée en 2012. « Il faut lui rendre hommage, parce qu’il a toujours été un précurseur, il a appris plein de choses aux surfers d’ici, explique Lionel Teihotu, le président de la Fédération tahitienne de surf. Sur le tow-in, le paddle, mais aussi le foil – il en avait fait, en 2000, et ce n’est qu’aujourd’hui que ça a du succès. Sur la sécurité en mer, aussi, avec le sauvetage en jet-ski ».
Alors reviendra, reviendra pas ? « On me propose souvent de refaire une grosse sessions à Jaws ou Teahupo’o, répond le surfer de 56 ans. J’ai un ego qui pourrait me dire ‘vas-y, pour montrer que t’en est toujours capable’, mais j’essaie de ne pas me laisser conduire par cela. Je suis plutôt à la recherche d’expériences nouvelles, pour moi et pourquoi pas pour le monde du surf ». Ces derniers mois, c’est à Nazaré, nouvelle Mecque du surf de grosse vague, que le waterman a cherché cette nouveauté, avec des sessions de foil… lunaires.
Mais depuis Hawaii ou Malibu, Laird Hamilton garde un œil sur Teahupo’o, choisie pour accueillir les JO de 2024. « C’est incroyable le chemin qui a été parcouru en 20 ans », s’étonne-t-il, promettant aux surfers les moins expérimentés de la compétition « une journée de frayeur » si les conditions sont au rendez-vous. Il suivra bien sûr l’événement. Et adresse, en attendant, un « Aloha » aux cousins tahitiens.
La photo qui « a failli ne jamais exister »
Si c’est Laird Hamilton peut revendiquer l’exploit du 17 août, il resterait une histoire parmi tant d’autres sans les objectifs de Jack McCoy, Gilles Hucault, et surtout celui de Tim McKenna. Le photographe n’en était pas à sa première prise avec Teahupo’o. « Avant, il fallait rassembler des copains avant d’y aller, parce que si tu te pointais comme ça, t’étais sûr de ne trouver personne sur place », raconte-t-il. Mais cette photo-ci a enchaîné les « unes » – dont celle de Surfer Magazine qui titrait simplement quelques semaines plus tard « Oh my God »- et s’est affichée dans les chambres de milliers d’adolescents ou de surfers confirmés. Et pourtant ce cliché a failli ne jamais exister. Après une session riches en vagues, la « Millenium wave », c’est le n°38 sur une pellicule de 36 poses. « C’est un peu un hasard, mais les Nikon ne rembobinent pas automatiquement en bout de rouleau, donc elle était bien là », sourit-il. Comme les autres, Tim McKenna avait tout de suite compris le caractère exceptionnel de ce moment. « Je savais ce que j’avais vu, mais je ne savais pas si la photo était floue, comment elle rendrait, se souvient le professionnel. C’était un peu l’angoisse. Je n’ai rien regardé avant de pouvoir les déposer dans un labo spécialisé à Paris ». Le résultat, tout le monde le connait. |