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A Moruroa, on ne mange toujours pas le poisson du lagon… « à cause de la ciguatera »

©CR/Radio1

C’est de notoriété publique : la trentaine de militaires stationnés sur l’atoll du CEP et des essais nucléaires n’a pas le droit de manger des poissons de ce grand et riche lagon. Par peur des radiations ? Pas du tout, répondent les autorités : la ciguatera, qui se développe dans les atolls où le récif a été fortement perturbé, touche beaucoup d’espèces à Moruroa. Et vu l’isolement de la base, l’armée ne peut pas se permettre de risquer une contamination généralisée. Les essais ne sont toutefois pas étrangers à la situation : les travaux et l’activité du CEP, plus que les radiations, ont participé au développement de la maladie au fenua.

« Tama’a maitai ». La formule est inscrite en grande lettres au-dessus des cuisines, dans la cantine du site « Martine », la dernière partie de la base vie encore en activité à Moruroa. Pour la visite de la délégation État – Pays – associations de ce samedi, le chef cuisinier a préparé un déjeuner de fête : foie gras, canard, gratin, aubergine grillée et café gourmand, accompagnés d’un verre de vin rouge et de pain fait maison, par un militaire passé en stage au Fournil du Hautbois. Pas de poisson au menu. Il y en a parfois, bien sûr, mais la trentaine de personnes basées sur l’île – qui ne bénéficient pas d’un tel traitement gastronomique tous les jours – ne verront jamais dans  leur assiette de poisson du lagon de Moruroa.

C’est d’ailleurs un interdit bien connu dans le reste du fenua où il est depuis longtemps au centre de discussions. Dans les années 90, le mouvement anti-nucléaire y voyait un aveu, en creux, de la contamination toujours forte du lagon. Aujourd’hui encore, dans les discussions politiques ou sur les réseaux sociaux, certains aiment à dire, en substance, que « si l’État était sûr qu’il n’y a plus de radiations, il laisserait ses militaires pêcher dans le lagon ».

« Tout un tas de mesures restrictives » pour la base de « Muru »

L’État, pourtant, semble certain de ses mesures de surveillance radiologique, renouvelées tous les ans au travers de la mission Turbo, qui implique 70 personnes par an, militaires et civils, et qui passe par l’expédition et l’analyse de 1 200 kilos d’échantillons organiques ou minéraux. La présentation de ce protocole et le rappel de ses résultats, déjà dévoilés aux élus et au public lors de la commission d’information annuelle, en novembre, était d’ailleurs un des objectifs principaux de la visite de samedi. Les invités participant – dont une demi-douzaine d’élus Tavini – ont par exemple pu voir quelques chirurgiens et un mérou, tout juste pêchés dans le lagon de « Muru », déjà congelés et conditionnés pour être envoyés vers Paris pour analyse. Des échantillons qui, comme ceux du sable de l’atoll, de l’eau, de fragments de coco, de corail ou de plancton, révèleront probablement des niveaux de radioactivité artificielle « nuls » ou très loin des seuils de dangerosité.

Mais alors pourquoi ne pas pêcher dans ce lagon, par ailleurs très habité après bientôt 30 ans de quasi-inactivité sur l’atoll ? Par principe de précaution… contre la ciguatera, c’est ce qu’affirme l’armée. La contamination des récifs de Moruroa est établie depuis longtemps, et il serait hors de question de risquer une contamination généralisée dans cette base très isolée. « On met 3h30 d’avion pour revenir ici et l’évacuation sanitaire n’est pas forcément immédiate donc on leur impose tout un tas de règles de sécurité qu’il n’y aurait pas à Papeete, confirme le contre-amiral Geoffroy d’Andigné. Ils peuvent aller se baigner dans le lagon mais ils doivent le faire en restant à une zone ils ont pied. Ils ont des embarcations pour certaines missions, mais ils doivent les utiliser de manière très sécurisée. Ils ont le droit de pêcher à partir des quais mais pas d’aller au milieu du lagon pour ça... Tout un tas de mesures qui sont très restrictives pour eux, j‘en conviens mais parce qu’on veut absolument prévenir tout accident qui les mettrait dans une situation très délicate aussi loin de toute forme de secours. »

La gratte « favorisée » par les essais et l’activité militaire

Il faut tout de même noter que la microalgue qui cause la « gratte », Gambierdiscus toxicus, identifiée pour la première fois en 1970 aux îles Gambier et répandue dans l’essentiel des zones tropicales du globe, se développe plus facilement sur les récifs qui ont subi de fortes perturbations. « La construction d’une marina à Rangiroa fut à l’origine d’une recrudescence de ciguatera, tandis que les dégâts sous-marins causés par les essais nucléaires à Moruroa ont été incriminés dans la toxicité des poissons de cet atoll » notaient par exemple l’IRD et le SPC dans un guide de référence de la maladie édité en 2005. Plusieurs études – et notamment une analyse australienne publiée en 1989 dans la prestigieuse revue The Lancet – ont d’ailleurs pointé le rôle des activités militaires dans la progression de la maladie dans le Pacifique. « Les explosions nucléaires tests et la mise en place des infrastructures nécessaires à ces essais sont des composantes majeures de cette activité », notait le professeur Tilman Ruff dans cette étude intitulée « Ciguatera dans le Pacifique : un lien avec les activités militaires ».

Le Dr Raymond Bagnis, à l’origine, au sein de l’Institut Malardé, de la découverte de la microalgue, avait lui aussi exploré le lien entre activité militaire et la maladie, comme le rappelle le livre-enquête Toxique, paru en 2021, dans un chapitre dédié à la ciguatera. Le scientifique avait daté la première « explosion  » de cas à Hao en 1966. D’autres atolls ont suivi, aux Tuamotu, mais aussi aux Gambier, où « 2835 cas ont été diagnostiqués » en 20 ans. « Dans leurs travaux, les médecins ont été en mesure de relier plusieurs épisodes de pollution à des clusters de poissons malades, rappellent Sébastien Philippe et Tomas Statius, les auteurs de Toxique. Principaux suspects ? Les travaux débutés au début des années 60 autour du motu de Totegegie. En l’occurence, le drainage du lagon pour permettre le passage des bateaux de la marine. Mais aussi le déversement dans l’océan de substances riches en silicate de sodium, l’un des composants du ciment, et le dépôt sauvage de déchets métalliques à proximité du quai de Rikitea ». Les essais nucléaires ne sont donc pas totalement étrangers à l’interdiction du poisson à « Muru ».

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Tavevo 12/03/2024

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