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Défiscalisation : « Plus le dispositif sera contrôlé, plus il aura de chance d’être reconduit »

Yves Dorner est le fondateur et dirigeant des cabinets i2F, actifs depuis une vingtaine d’années en Nouvelle-Calédonie et au fenua et dont plusieurs banques – le groupe Société générale, la Bred et, en Polynésie, la Socredo – sont des actionnaires.


Entre les serrages de vis de l’État, et les coups de rabot du Pays, les textes de la fin d’année dernière ont nourri les craintes sur l’avenir des dispositifs d’aide à l’investissement, au local comme au national. Yves Dorner, patron du cabinet i2F et coordinateur de la Fedom pour le Pacifique se veut, lui, rassurant. À l’entendre, Paris assure la « pérennité » de la défisc’ d’État en la recentrant sur ses objectifs et lançant des mesures de contrôle fiscal. Quant au Pays, passé les réformes brusques de décembre, qui restent à appliquer, un « dialogue constructif » recommence à se nouer.

La deuxième journée prospective de l’économie, qui s’est tenue mardi à la présidence, n’a pas été unanimement saluée. Beaucoup se sont interrogés sur le manque de cadrage des débats ou de données pour les asseoir, l’absence de propositions gouvernementales à discuter ou sur l’intérêt réel de la longue liste de propositions – souvent antinomiques – qui a été récoltée. Mais Yves Dorner préfère voir le verre à moitié plein, au moins sur un point : le dialogue est relancé sur la défiscalisation. Un sujet que le fondateur et gérant du cabinet i2F, qui est aussi le coordinateur désigné par la Fédération des entreprises d’outre-mer (Fedom) pour le Pacifique, connait sur le bout des doigts.

Comme d’autres, il avait été surpris par le coup de rabot de la loi fiscale présenté par le ministère de l’Économie, du Budget et des Finances, fin 2023. Les baisses de niveaux de l’aide – un brin nuancées par la majorité à l’assemblée – ont bien été votées, mais pas encore mises en œuvre. Et en attendant de nouveaux arrêtés, et de nouveaux appels à manifestation d’intérêt (AMI), le gouvernement a assuré, lors de la journée de mardi, de sa « volonté d’échange » sur le sujet.

Vers une défisc’ locale plus « modulée » ?

« C’était très important, explique Yves Dorner, qui a animé plusieurs interventions sur le sujet de la défiscalisation devant les entrepreneurs ces derniers jours. Je crois que les textes d’aide à l’investissement nécessitent confiance et dialogue entre les acteurs privés et publics. Ce n’est que par une co-construction intelligente que l’on peut nuancer l’aide fiscale en fonction des besoins, métier par métier, en fonction des filières ».

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En clair, la défisc’ locale gagnerait à être mieux modulée pour correspondre aux objectifs de développement du gouvernement, plutôt que globalement abaissée. « On comprend les contraintes budgétaires, reprend le professionnel, qui dit avoir « 30 projets d’aide fiscale » au compteur. Mais de l’autre côté, il faut comprendre les besoins de ces investisseurs, « ces entrepreneurs qui font des paris parfois difficiles ». Les bons chiffres de l’emploi et de l’activité ont pourtant de quoi interroger sur cette aide, qui peut toujours, dans la nouvelle loi, atteindre le seuil de 40%, et sur ces pertes de recettes fiscales – 5,5 milliards de francs d’aide à l’investissement, sous forme de crédit d’impôts ont été budgétés par le Pays cette année.

Mais pour le « défiscalisateur » – la loi préfère les termes « d’arrangeur fiscal » ou de « monteur en défiscalisation » – la justification originelle du dispositif n’a pas changé : aider les porteurs de projets à surmonter les difficultés structurelles d’investissement au fenua, éviter que ces investissements, pour des raisons de facilité, de coût ou de sécurité, ne soient réalisés hors du pays. « La Polynésie a la chance d’avoir des entrepreneurs qui continuent à investir, qui y croient, c’est une chance fabuleuse, reprend-il. Heureusement que cette aide est là pour accompagner leurs projets, mais ils mettent toujours leur argent, leur passion, leur temps, ils prennent des risques, ils empruntent sur 5, 10, 15 ans et tous les projets ne réussissent pas. Et surtout cette aide, ils ne se la mettent pas dans la poche : elle se traduit par des hôtels, des avions, comme ceux d’Air Tahiti Nui, par tous les métiers que vous voyez dans les zones industrielles et tourisme. »

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Des abus, « il y en a eu »

Du « dialogue », donc, et de la « confiance », qui du côté de Papeete comme de Paris, ont été éreintés à de multiples reprises par des affaires de détournement ou d’utilisation irrégulière de l’aide publique à l’investissement. « Des abus, il y en a eu, ça n’est pas un secret », pointe le professionnel. Et c’est une des raisons pour lesquels l’État avait commandé l’année dernière à son inspection générale des Finances un rapport d’évaluation du régime d’aide fiscale aux outre-mer. Rendu en juillet dernier, publié en septembre, il a largement inspiré les nouvelles règles de défisc’ votée, en toute fin d’année, dans la loi de Finances 2024.

Un texte qui revoit une partie du périmètre de la défiscalisation nationale. « Il y avait une volonté de l’État que les aides se concentrent sur l’esprit original de la loi, c’est à dire sur les entreprises, les outils d’exploitation, et pas sur les biens à usage mixte ou à usage des particuliers », reprend Yves Dorner. Fin des aides, donc, sur les chauffe-eau solaires, quelle que soit leur destination. Les règles ont aussi été resserrées en ce qui concerne les meublés de tourisme et chambres d’hôtes, pour lesquels les exploitants ne sont désormais éligibles que s’ils disposent d’une réception, fournissent un service de blanchisserie, de petit déjeuner et de nettoyage régulier des locaux.

Quant aux véhicules de tourisme (voitures hors utilitaires…), trop souvent achetés en défiscalisation par des entreprises pour finalement être utilisés à des fins personnelles par leurs dirigeants ou collaborateurs, Paris avait prévu de les exclure du périmètre de la loi. Les sociétés de location et de taxis y restent, finalement, avec un plafond abaissé et des critères environnementaux. La Fedom et certains élus ultramarins ont aussi obtenu que les véhicules « strictement indispensables » aux activités aquacoles, agricoles, sylvicoles ou minières soient épargnés. Dans tous les autres domaines, la défiscalisation de ces véhicules est désormais impossible.

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Bientôt des contrôleurs fiscaux d’État à Tahiti ? 

Un tour de vis, donc, et probablement pas le dernier du côté de l’État. Car le rapport de l’IGF comporte d’autres axes de réforme en voie de mise en œuvre. Notamment un encadrement plus strict de la profession d’arrangeur fiscal. La loi exigeait déjà, pour les monteurs en défiscalisation, une qualification reconnue, la signature d’une charte de déontologie, la souscription à une assurance spécifique, le passage par un commissaire aux comptes, entre autres. Ces obligations pourraient être renforcées – notamment avec des enquêtes préalables de l’Autorité des marchés financiers, et étendues à « tous les intermédiaires » de la chaîne entre un exploitant et Bercy. L’IGF préconisait aussi d’éviter les « conflits d’intérêt » entre cette activité et les professions règlementées, comme celle d’expert-comptable ou d’avocat.

Enfin, l’Inspection des finances a appelé l’État à renforcer le contrôle fiscal sur ces aides en Outre-mer. Dans les collectivités du Pacifique, ce contrôle n’est pas ou peu réalisé après l’instruction du dossier, principalement pour une question de compétence : les services fiscaux locaux n’ont pas autorité à s’intéresser à des aides d’État et le contrôle n’est historiquement « pas la mission première » de la direction d’État des Finances publiques. « En Nouvelle-Calédonie, il y a déjà eu une évolution, puisque deux contrôleurs fiscaux ont été envoyés par Paris », précise le patron d’I2F, société installée à Nouméa comme à Papeete. La Polynésie attend de suivre la même voie.

Un regain de vigilance qui n’inquiète visiblement pas les spécialistes de la défisc’. « Nous travaillons avec de l’argent public, finalement. Ça nécessite de la transparence et, ça implique de rendre compte, reprend Yves Dorner. Et il parait normal que l’État vérifie que l’aide qu’il a donnée est correctement employée ». À entendre le coordinateur de la Fedom, cet encadrement plus strict serait même une bonne nouvelle pour la pérennité de la défiscalisation nationale. « Je pars du principe que plus le dispositif sera encadré, vertueux et contrôlé, plus les parlementaires auront à cœur de le reconduire, dit-il. C’est plutôt l’inverse qui m’inquiéterait : s’il n’y avait pas de contrôle et d’encadrement, on ne serait pas à l’abri de scandale sur la défiscalisation et d’une volonté des parlementaires à y mettre fin, ce qui serait extrêmement préjudiciable aux entreprises et aux emplois locaux ».

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Pour l’heure, Paris a apporté une certaine visibilité aux investisseurs ultramarins : le dispositif d’aide fiscal à l’investissement est, au terme de la loi de finances 2024, prorogé jusqu’à 2029. Mais « ce que le législateur a fait, il peut le défaire », rappelle Yves Dorner. Le coordinateur de la Fedom l’assure : l’intérêt du dispositif doit être « expliqué et soutenu » en permanence auprès des élus nationaux.