Ce mardi était jugée une affaire de détournement de biens publics, escroquerie, faux en écriture et recel concernant la subdivision des Îles Sous-le-Vent de l’Équipement. Une peine de quatre années de prison a été requise contre Jean-Pierre Chen San, chef du secteur de Tahaa, personnage principal de cette affaire. Le délibéré sera rendu le 8 mars.
Les faits remontent à 2011 et ont perduré jusqu’en 2017. La justice reproche au chef de secteur de Tahaa d’avoir transmis pour signature à la subdivision des ISLV, sise à Raiatea, des faux bons de commande afin d’en constituer des avoirs qu’il utilisait chez les fournisseurs, selon ses envies et ses besoins du moment. Le préjudice est estimé à près de trente millions selon le Pays.
A l’écoute de ce procès en première instance concernant les détournements dans le secteur de l’Équipement de Tahaa, il semblerait que les racines du mal soient bien plus profondément enfouies que l’on ne le pensait. Ces abus de biens publics, ces fausses factures, faux bons de commandes et autres avoirs, apparaissent comme étant le mode de fonctionnement « normal » de toutes les subdivisions que compte l’Équipement et, selon les prévenus, de bien d’autres administrations du Pays. Après tout, quoi de plus normal dans un pays de tradition de faire perdurer des pratiques qui, de litigieuses, sont devenues normales et adoptées par tous ? Il suffit d’entendre les déclarations à la barre pour se faire une petite idée.
« Je n’ai fait que continuer ce qui a été mis en place » affirme Jean-Pierre Chen San, principal acteur de cette affaire en tant que chef du secteur de Tahaa. Déclaration confirmée un peu plus tard par l’un des fournisseurs de matériaux mis en cause qui assure, « ca fait plus de 20 ans que ça fonctionne comme cela », « pas seulement à l’Équipement, au Service du développement rural aussi par exemple » renchérit de son côté un autre gérant de société.
« Quand je suis arrivé à Tahaa c’était déjà en place alors j’ai continué. »
Jean-Pierre Chen San reconnaît les avoirs qui lui permettaient de se servir en matériaux pour ses propres besoins, « mais aussi pour l’Équipement » assure t-il. C’est ainsi qu’il a fait construire sa maison et utilisé des agents de l’équipement pour effectuer les travaux. Au total la justice lui reproche d’avoir émis 38 faux bons de commandes pour un montant de 22 millions. La Polynésie, de son coté, estime le préjudice à 29,8 millions Fcfp.
Autre fait reproché, celui d’avoir fait extraire par des entreprises privées de la soupe de corail, en théorie uniquement réservée à l’Équipement pour boucher des nids de poules, afin de les mettre en vente au profit de particuliers dans une station d’essence à Tahaa. On parle d’une vente qui aurait rapporte 5 millions sans que l’Équipement n’en voie la couleur.
Devant le juge et ses assesseurs l’homme semble dépassé par la tournure que prennent les événements. Il évoque plus quelqu’un de malléable, « aux ordres », qu’un manipulateur. « C’est une pratique courante. Quand je suis arrivé à Tahaa c’était déjà en place alors j’ai continué. J’ai suivi le mouvement. » Ce que le juge conçoit, « il est vrai que n’êtes pas le seul à agir ainsi, mais ce n’est pas parce que c’est généralisé qu’il faut suivre le mouvement. »
« Je n’ai jamais suivi de formation comptable, ni de déontologie »
Après l’avoir enseveli sous des questions concernant le système d’avoirs et de bons de commandes et mis à mal sa défense de candide – « je savais pas que c’était mal, je n’ai jamais suivi de formation comptable, ni de déontologie » – les questions du juge et de la procureure se font plus insidieuses, notamment sur le pourquoi de sa nomination à Tahaa alors que le directeur technique de l’Équipement en 2006 s’était opposé à sa mutation, réclamant son renvoi suite à l’affaire de Makemo, d’autant qu’à l’époque, Jean-Pierre Chen San n’était pas fonctionnaire mais Anfa (agent non fonctionnaire de l’administration ).
De là à y voir un quelconque appui politique il n’y a qu’un pas, que la procureure n’hésite pas à franchir. « Quels sont vos appuis politiques ?» « C’est le ministre de l’Équipement de l’époque, James Salmon, qui m’a convoqué et demandé si je ne voulais pas bosser à Tahaa. » La procureure saisit la balle au bond. « Enfin ce n’est sûrement pas le ministre qui a été vous chercher?» Longue hésitation du prévenu. « Peut-être Le Caill ( ex directeur de l’Équipement) il était directeur et il a sûrement un rendu avis favorable. » Ce que va démentir Jean-Paul Le Caill à la barre : « Je n’étais pas au courant de tout cela. »
« On ne voulait pas perdre le client »
Du coté des fournisseurs de matériaux, tous ont un casier vierge et s’accordent à déclarer qu’ils n’avaient pas le sentiment de commettre des infractions, d’autant que les bons de commande et les avoirs ont tous été honorés et qu’ils n’en ont retiré aucun enrichissement. Tous expliquent que l’Équipement ne comptait que pour environ 1,5% de leur chiffre d’affaires, toutefois, « on ne voulait pas perdre le client.» D’autant qu’ils savaient pertinemment que s’ils ne rentraient pas dans la combine, il y avait de fortes chances pour que l’Équipement aille voir ailleurs : « Pas de menaces directes mais c’était implicite. »
Pour l’un des fournisseurs mis en cause, « Chen San a pris le relais de ce qui se faisait avant, ce système existe depuis au moins 20 ans, ainsi que dans d’autres administrations. » Pour un autre, « on ne savait pas que c’était illégal et que les matériaux étaient détournés. », et d’ajouter, « J’espère que cette façon de faire va disparaître et que l’Équipement va mettre en poste des gens compétents et intègres. »
Interrogé à son tour car poursuivi pour négligence, l’ex directeur de l’Équipement Jean-Paul Le Caill, désormais à la tête du Port autonome, va sans le vouloir révéler le laxisme qui régnait à l’Équipement. « J’étais directeur et je n’étais pas au courant de ce qui se passait dans les subdivisions. Rien ne remontait. J’ai envoyé des contrôleurs, mais ceux-ci ne me faisait rien remonter comme information… » De quoi faire perdre son flegme au juge, « vous envoyez des agents contrôler et ils reviennent sans faire de rapport et vous trouvez cela normal ? » Réponse embarrassée de l’intéressé : « Je leur faisais confiance. » « Mais la confiance n’exclut pas les contrôles. C’est pour cela que vous êtes nommé. »
4 ans de prison réclamés à l’encontre de Chen San
Pour la procureure, « Jean-Pierre Chen San peut dire qu’il est le vilain petit canard qui va écoper pour tout le monde, mais c’était à lui de mettre fin à ce système mafieux (…) loin des yeux loin du cœur, Tahaa a vécu sa vie avec un fonctionnement qui lui était propre. » Pour elle, pas de doute, « il a organisé une fuite des fonds publics à son bénéfice et à celui d’autres employés qui faisaient le plein de leurs véhicules personnels, et cela au détriment de la population.» Elle réclame à son encontre 4 ans de prison dont un de sursis, assorti d’un mandat de dépôt et d’une amende de 4 millions Fcfp.
Concernant Jean-Paul Le Caill, elle s’interroge. « Son rôle est déconcertant, à l’entendre on dirait qu’il n’avait aucun pouvoir (..) il envoyait des contrôleurs qui ne faisaient pas de rapport, mais il lui appartient de vérifier les agissements de ses collaborateurs. » Dans son esprit, pas de doute, le délit de négligence est bien prouvé. Elle demande 4 mois de prison avec sursis et 100 000 Fcfp d’amende. Quant aux fournisseurs de matériaux et à la gérante de la station d’essence, elle réclame des amendes allant de trois à neuf millions.
La défense pointe l’absence du chef de la subdivision des ISLV à la barre
Si les avocats des fournisseurs de matériaux ont tous plaidé la bonne foi de leur client e demandé la relaxe, tout comme l’avocat de Jean-Paul Le Caill qui a estimé « que dans ce dossier, il n’y a rien qui mette en cause mon client, d’autant que pour l’affaire de Moorea il a été relaxé des mêmes chefs d’accusation. », ils ont estimé que l’instruction du dossier avait été « bâclée ». Car tous ont pointé l’absence d’une personne à la barre, celle du chef de la subdivision de l’Équipement des ISLV, Jacky Tefaatau. Une personne qu’ils auraient bien aimé entendre « car c’est lui seul qui a la délégation de signature, mais étonnamment, il ne fait pas partie des prévenus ».
L’avocat de Jean-Pierre Chen San, lui s’interroge sur les compétences de son client. « Mon client après l’histoire de Makemo a été nommé chef de secteur à Tahaa . En avait-il les compétences? Non. Il est arrivé dans un système déjà mis en place et il n’a fait que le perdurer. Mon client n’a détourné que 210 000 Fcfp qu’il a remboursés pour la construction de sa maison et détourné le temps de travail des employés de l’Équipement. Est ce que ça vaut 4 ans de prison avec mandat de dépôt? Il a été licencié de l’Équipement, cela devrait suffire. Il a été obligé de quitter Tahaa pour trouver du travail. Il a suffisamment payé sa négligence. » Il demande à ce que la peine réclamée par la procureure soit revue à la baisse.
Parole est donnée à Jean-Pierre Chen San en dernier. « Je n’ai pas de mots à dire. Je reconnais avoir mal agi par ignorance et d’avoir utilisé ces sociétés pour les avoirs et j’en accepte les conséquences. » Le tout d’une voix blanche et mal assurée.
Le délibéré sera rendu le 8 mars.