Katekita, kiwi, kere ha’ari, paka, bien sûr, ou Hawaiki Nui… Une centaine de termes comprenant la lettre « K » sont utilisés couramment en reo tahiti, qu’ils aient été empruntés à d’autres langues polynésiennes ou créés par l’usage. Et pourtant le Fare Vana’a et ses académiciens ne reconnaissent toujours pas cette consonne dans l’alphabet officiel. Serait-il l’heure d’une mise à jour ? C’est ce que pensent certains, et notamment le directeur de l’académie tahitienne Emmanuel Nauta, qui réunira en avril un séminaire sur cette intégration… qui promet encore beaucoup de débat.
A, E, I, O, U côté voyelles. F, H, M, N, P, R, T, V côté consonnes auxquels s’ajoute la glottale ‘eta. 14 lettres et pas une de plus dans l’alphabet du reo tahiti. En tout cas pour l’instant : l’académie tahitienne a lancé, voilà près d’un an, des réflexions sur l’acceptation – ou du moins la reconnaissance – d’une nouvelle lettre dans la langue. Et s’apprête même à en débattre publiquement, lors d’un séminaire organisé le 19 avril sous le grand chapiteau de la présidence. Cette lettre, c’est le « K », largement utilisé en paumotu ou en marquisien, et qui a, depuis bien longtemps déjà, fait des incursions dans le tahitien courant.
Dans les églises, les cours d’école… Et même le dictionnaire
Il s’agirait en fait d’un retour, d’après Emmanuel Nauta, académicien depuis 2021, qui en est aussi le directeur depuis l’année dernière, et qui pense que le « K » était bel et bien utilisé en reo tahiti « avant l’arrivée des missionnaires ». La lettre n’aurait jamais complètement disparu du parler tahitien, et y fait un retour très visible depuis « quelques années ». Et les preuves sont nombreuses. Il y a les mots empruntés au paumotu – comme le « kere ha’ari » cher, entre autres, aux danseuses de ‘ori -, ou, peut-être, liés au hawaiien comme la course Hawaiki Nui. Il y a le « K » des églises – les katekita des catholiques, qui répandent le message de Ietu Kirito – ou des cours d’école – pour désigner le cri de certains animaux, par exemple. Il est même utilisé dans des mots qui, une fois intégrés au reo, se sont exportés vers le français de Polynésie, comme le paka. Sans compter les noms d’îles – Makatea, Kaukura, Puka Puka ou Fakarava – qui sont utilisées telles quelles en tahitien, et les noms propres ou communs étrangers qui ont gardé ce K y compris dans les pages du dictionnaire de l’académie tahitienne : Korea, kimono, karate… et même le kiwi.
« En gros, on recense un peu plus de 100 mots avec la lettre K et ces mots-là sont d’usage quotidien, reprend Emmanuel Nauta. Si ces mots existent et sont dans le langage parlé, ne serait-il pas tant de la reconnaitre comme étant partie intégrante de l’alphabet tahitien ? » C’est toute la question de ce séminaire, qui une fois les bases du débat posées, à l’aide des interventions de Éliane Tevahitua, Emmanuel Nauta et Jacques Vernaudon, répartira la centaine de participants par « sensibilités ». Milieu de la culture, universitaires et enseignants, confessions religieuses, société civile et services administratifs… Certains, parmi ces invités ou parmi les académiciens, ont déjà exprimé leur opposition – ou du moins une certaine réticence – au projet de réforme. « D’aucuns m’ont dit : ça ne s’est jamais vu une disparition et un retour de son. Mais ça n’est pas inédit : par exemple, au niveau des Marquises, il est reconnu que le « r » a disparu et il est revenu aujourd’hui, précise le directeur. J’ajouterais aussi que la lettre W* n’est pas une lettre à proprement parler française et a été emprunté aux langues du nord, aux Anglais et aux langues germaniques, et pourtant aujourd’hui elle fait partie intégrante de l’alphabet français. »
« Une langue qui ne se développe pas devient peu à peu une langue morte »
Du débat en perspective, donc, et pas seulement pour cette journée du 19 avril. Car après ce séminaire très ouvert – « on ne pouvait pas faire une réforme dans notre coin, la langue elle appartient au peuple maohi, pas au Fare Vana’a » – les académiciens devront se réunir en assemblée plénière et voter. « Pour l’instant nous sommes dans la discussion, ceux qui sont pour doivent expliquer pourquoi et ceux qui sont contre aussi », reprend Emmanuel Nauta. Mais l’essentiel pour l’académicien, c’est de faire vivre la langue. « Il ne faut pas considérer le Fare Vana’a comme un cimetière ou un musée où on conserve les objets anciens, c’est un puits qui doit se renouveler, il faut venir y puiser, il faut que l’eau se renouvelle… Notre rôle c’est de conserver la langue, mais aussi de faire en sorte qu’elle puisse être utilisée par la population contemporaine », explique le directeur, avant de reprendre les termes entendus auprès d’une étudiante polynésienne : « une langue qui ne se modifie pas, qui ne se développe pas, devient peu à peu une langue morte. »
Il précise aussi que modifier ainsi l’alphabet tahitien n’est en rien une « insulte aux tupuna ». Le reo est originellement une langue parlée : « l’écriture est arrivée, l’alphabet est arrivé, la population l’a accepté, nous sommes dans le sens de son amélioration », reprend le directeur… qui cite une autre piste de réflexion, moins évidente : le son « ng » de Rarotonga », qui n’existe pas, lui non plus, en reo tahiti. Du moins dans les tablettes de l’académie.
* Le W était déjà, au détour d’un « tramway », dans le dictionnaire de l’Académie française en 1877. Mais l’institution a attendu 1935 pour supprimer la mention qui l’excluait formellement de l’alphabet français, sans d’ailleurs l’y intégrer officiellement. Pendant longtemps encore, les mots en « W » apparaissaient à la fin des « V » dans les dictionnaires. Le Petit Larousse n’a acté l’existence du « W » comme lettre à part entière qu’en 1954 et le Robert a sauté le pas dix ans plus tard, en 1964.