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Économie : « Les mesures ne sont pas à la hauteur des enjeux », alerte Nuihau Laurey

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Nuihau Laurey pense que pour éviter à la Polynésie une grave crise économique et sociale, le Pays doit mettre en place une « intervention massive » avec un plan sur au moins un an, sans attendre l’aide de l’État.  Elle peut, dit-il, se permettre de lancer un emprunt obligataire « de l’ordre de 60 milliards », et doit mobiliser ses réserves. Il partage ouvertement ses doutes sur l’action du gouvernement et sa place dans la majorité.

Depuis son départ du gouvernement en 2017, l’ancien vice-président et ministre de l’Économie et du Budget, le sénateur Nuihau Laurey, ne s’était pas beaucoup fait entendre :  « J’ai fait le choix de ne jamais critiquer publiquement le gouvernement, parce que j’appartiens à la majorité même si sur certains dossiers je n’étais pas complètement d’accord avec les orientations, et ce n’est pas d’aujourd’hui ».

Une crise « brutale », « profonde », « une crise sociale qui se profile »

Mais la crise du covid-19 et son impact sur le fenua l’ont fait changer d’avis : « Cette crise qu’on traverse est suffisamment grave, elle est brutale, elle est profonde, et elle est systémique. Tous les secteurs d’activité sont touchés. Les hôtels, zéro chiffre d’affaires pendant 3, 4, 5 ou 6 mois, avec des charges structurelles importantes. On a la même situation avec Air Tahiti Nui et Air Tahiti ; des sociétés comme la Brasserie sont fragilisées, il y a aussi des milliers de petites et moyennes entreprises avec 10, 20, 30 salariés, qui ont des situations comparables, qui ne sont pas médiatisées, mais qui vont licencier 10%, 20%, 30% de leurs salariés. Et quand on additionne tout ça, ça fait des milliers de personnes qui potentiellement risquent de perdre leur emploi.  C’est une situation économique inédite, et là on n’en est qu’au début. Avec une crise sociale qui se profile, parce que si rien n’est fait, on va aller vers plusieurs milliers de licenciements, je pèse mes mots. On ne dispose pas comme en métropole des outils d’assurance chômage et donc, les entreprises n’auront que deux choix : conserver leur masse salariale et disparaître à échéance de deux mois, trois mois, selon les situations, ou licencier massivement. »

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« Les mesures ne sont pas à la hauteur des enjeux actuels »

« C’est la première fois qu’on vit une crise de ce type, et c’est malheureux de le dire, mais toutes les mesures qui ont été proposées par le gouvernement jusqu’à présent sont… j’essaie de peser mes mots, je ne suis pas dans la recherche de polémique mais… insuffisantes. Les mesures ne sont pas à la hauteur des enjeux actuels. »

Le collectif budgétaire adopté par l’assemblée pour faire face à la crise le laisse dubitatif. « Il faut d’abord rassurer les acteurs économiques, parce que les discours du gouvernement ne donnent pas confiance et surtout ne donnent pas de visibilité. (…) Et je pense que le Pays doit impérativement lancer un emprunt d’envergure, et se donner les moyens d’intervenir massivement pendant au moins une année. »

« Le Pays doit impérativement lancer un emprunt d’envergure »

L’ex ministre du Budget affirme qu’il faut aller chercher les moyens  dans les réserves du Pays et sur les marchés financiers : « On a la chance d’avoir un pays qui est très peu endetté, à peu près 16 ou 17% du PIB, on a une capacité financière qui est importante, un équilibre budgétaire qui a été retrouvé, et surtout on a réussi à thésauriser depuis  7 ans, au travers des comptes spéciaux qui ont été créés, un peu plus de 30 milliards. Donc mon analyse est la suivante : le Pays doit intervenir, c’est le prêteur de dernier ressort dans cette situation, intervenir massivement au travers de cet emprunt obligataire complété des ressources financières dont il dispose, ça fait une capacité d’intervention de près de 90 milliards. »

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« Avec la garantie de l’État, ça permet d’avoir des taux de sortie qui sont relativement bas, avec un différé de remboursement qui serait de l’ordre de deux ans. Dans deux ans on aura une situation qui ne sera peut-être pas équivalente à celle qu’on a aujourd’hui, mais beaucoup de secteurs économiques seront sortis de l’ornière et là, on pourra examiner les modalités de remboursement. Si je fais un calcul très simple il suffit d’un point et demi de taux de TVA sur une période à déterminer pour solder cet emprunt, donc on n’est pas sur des choses complètement aberrantes. Mais au moins ça nous permettra de disposer de la liquidité qui manque aujourd’hui pour tous les secteurs économiques. »

Un tel emprunt sera-t-il attrayant sur le marché financier mondial ? « Le monde est noyé sous les liquidités aujourd’hui, compte tenu des politiques des banques centrales, répond Nuihau Laurey. Donc oui, il y a une recherche de positionnement, y compris des acteurs privés. »

« J’ai l’impression qu’ils sont tous dans une bulle… »

Nuihau Laurey estime que la demande des responsables d’une intervention de l’État, notamment en faveur de la CPS, est une « solution de facilité » et un leurre, rappelant que la France est endettée à hauteur de 119% de son PIB. « Je rappelle que nous sommes compétents en matière de sécurité sociale. La CPS, si rien n’est fait, va être dans une situation financière catastrophique, et imaginer que l’État va venir mettre en place une assurance chômage en Polynésie, en rupture totale avec le modèle social qu’a choisi la Polynésie depuis des années, c’est se leurrer totalement. Je ne dis pas que c’est une mauvaise solution, je dis que là, chaque jour qui est perdu va conduire à des licenciements. On perd du temps ! Ce que je préconise, au-delà de l’autonomie, c’est la responsabilité. Je vois des visio-conférences à droite et à gauche avec des gens qui discutent sur les modalités de ceci ou de cela. J’entends la ministre du Tourisme parler d’une bulle dans le Pacifique. J’ai l’impression qu’ils sont tous dans une bulle, je ne sais pas laquelle mais… Cela dit, je pense que l’État est prêt à nous accompagner, encore faut-il que la Polynésie ait une vision claire de ce qu’elle veut faire, dans la situation actuelle, pas dans un mois, pas dans deux mois. là on compte l’urgence en jours. En jours. »

« Je me demande ce que je fais encore au Tapura »

Le sénateur affirme avoir sondé de nombreuses entreprises du fenua : « Elles ont un mois et demi, maximum deux mois de capacité de trésorerie. C’est une réalité. Et c’est une réalité pour toutes les sociétés. On peut considérer que ces entreprises se sont ‘gavées’, que les chefs d’entreprise roulent sur l’or, mais c’est méconnaître totalement la vie économique de ce Pays, » insiste Nuihau Laurey, répétant que c’est une question de jours avant que la spirale de la récession n’entre en mouvement. « Je sais que je vais me faire encore plus d’ennemis en disant tout ça, je sais que le gouvernement va m’en vouloir, je me demande ce que je fais encore au Tapura, entre nous. C’est la première fois que je me pose la question publiquement.»

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« La semaine dernière on s’est retrouvé en commission à examiner un texte qui visait à prélever des jours de congés aux fonctionnaires qui n’auraient pas été mobilisés pendant la crise. J’ai posé la question à la ministre, est-ce que c’est vraiment le sujet du jour ? On marche sur la tête. On a retiré 5 milliards du FIP à destination des communes (dans le collectif budgétaire, ndlr), mais est-ce que c’est la bonne méthode ? Et là on se retrouve à distribuer des CAE aux communes qui n’en ont pas besoin ? Quelle est la logique de tout ça ? À titre personnel, je ne la comprends pas.»

Le second tour le 21 juin, « une faute tragique », la fin du couvre-feu « salutaire pour la démocratie » 

Élu le 15 mars suppléant de la liste Te Hotu Rau de Simplicio Lissant à Punaauia, il peut se permettre de contester la date du 21 juin qui a la faveur du gouvernement : « Je considère que c’est une faute tragique. On peut difficilement dire aux Polynésiens confinez-vous, couvre-feu le soir, distanciation sociale, pas plus de 50 personnes dans les cultes, etc, et dans quelques semaines dire que le 21 juin, le virus nous a dit qu’il ne sortait pas, déplacez-vous par milliers dans les bureaux de vote. C’est terrible.»

Nuihau Laurey approuve l’annulation du couvre-feu. « Moi je trouve que c’est salutaire pour la démocratie qu’un recours ait été déposé, et le tribunal administratif a clairement dit le droit. C’est vrai que je m’interroge aussi beaucoup sur ces choix. Je trouve qu’il y a eu un dérapage, avec le couvre-feu, avec l’interdiction de la vente d’alcool. Je comprends ce qui a motivé tout ça, mais on mélange beaucoup de choses. Ce sont quand même des mesures qui sont fortement attentatoires aux libertés individuelles. C’est vrai qu’il y a une accoutumance à la privation de liberté , et on l’a vu par exemple aux États-Unis après 2001, avec Guantanamo…»

Le rapatriement des Polynésiens, « une obligation morale »

Nuihau Laurey n’est pas non plus sur la longueur d’ondes de la majorité présidentielle quand il s’agit des résidents polynésiens bloqués à l’extérieur du territoire. « Il y a tellement de discours contradictoires. Non seulement au sein du gouvernement mais dans les paroles mêmes du président (…) On nous dit on a une contrainte sanitaire… Moi je pense qu’il y a aussi une obligation morale. On ne peut pas dire qu’on fait peuple et en même temps dire on n’a pas la possibilité d’aller vous chercher parce qu’on a du mal à trouver un hôtel… »

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