Des larves d’insectes nourries aux déchets organiques, et qui alimenteront à leur tour les poules, poissons, et autres animaux d’élevage du fenua. Voilà le projet développé par Jade Tetohu pour la société Technival et dans les locaux de l’ILM, où la jeune ingénieure et future docteure entretient une colonie de quelques dizaines de milliers de mouches soldats. Si elle n’en est pas encore à la commercialisation ou de la production industrielle, elle présente déjà, à la foire, ses larves qui peuvent être utilisées vivantes, séchées ou transformés en farine et en huile. Un premier pas polynésien dans une filière mondiale qui brasse déjà les milliards.
Vaches, cochons, lapins, poules et autres volailles… Dans le grand bestiaire de la foire agricole, qui a ouvert ce jeudi à Outumaoro, c’est un animal plus discret, et pour beaucoup moins attrayant, qui pourrait animer les conversations de cette édition. Une « mouche soldat noir », plus connue sous son acronyme anglais, BSF pour « black soldier fly ». L’insecte, s’il n’est pas autochtone de la Polynésie, en peuple déjà les sous-bois ou les poulaillers depuis longtemps. Et une jeune ingénieure travaille à lui donner une utilité.
Jade Tetohu, formée à la chimie en métropole, mais qui s’est toujours intéressée à la biologie, a été embauchée en 2020, dès sa sortie d’école, par la société Technival pour poursuivre un programme de recherche et développement lancé trois ans plus tôt. Rao Puha, c’est le nom de ce programme, avait d’abord été conçu pour trouver un nouveau débouché au tourteau de coprah produit en grande quantité par l’Huilerie de Tahiti. L’idée, déjà développée dans plusieurs pays étrangers : utiliser ce coproduit très riche du coco pour nourrir des larves de mouches, qui serviront à leur tour de nourriture pour l’élevage animal.
La larve pour l’élevage, les restes pour la fertilisation
Le tourteau s’est finalement découvert d’autres utilités, mais pour Technival, société spécialisée dans le traitement des déchets, il ne fallait pas regarder bien loin pour d’autres « gisements » à valoriser. C’est ainsi que Jade Tetohu, qui lance dès son arrivée dans la société, et avec le soutien de l’Institut Louis Malardé, une thèse sur le sujet, a orienté ses recherches sur l’utilisation de déchets organiques, qu’ils soient d’origine ménagère – les épluchures et restes alimentaires notamment – ou commerciaux – les produits frais invendus, périmés ou abimés. Des mets de choix pour les larves de BSF, gloutonne comme personne. « La larve, c’est un véritable système digestif, qui va venir s’alimenter de tout type de matières organiques, et à mesure qu’elle va digérer cette matière, elle va s’enrichir en nutriment, en protéines et en lipides, et elle va excréter la matière » explique la doctorante. Les « résidus de bioconversion » ou « Frass » – mélange d’excréments et de mues, ainsi que des restes de déchets organiques qui lui ont été proposés – peuvent être utilisés en tant « qu’amendement » pour fertiliser les sols agricoles.
Mais ce sont bien les larves de mouches elles-mêmes, une fois engraissées, qui présentent le plus fort intérêt, aux yeux d’un secteur très gourmand en produits gras ou protéinés : l’alimentation animale. Rien de révolutionnaire de ce côté-là : de nombreuses espèces d’insectes font l’objet de recherches depuis de nombreuses années, mais aussi de développement industriel. Dans les animaleries du monde entier – et même dans certains magasins de Polynésie – on distribue déjà des croquettes pour chien ou chat fabriqués à partir de bêtes à 6 pattes ou de leur formes embryonnaires dodues. Mais c’est surtout l’élevage qui intéresse cette filière, qui se chiffre déjà en milliards de dollars dans le monde, et à qui beaucoup promettent une croissance exponentielle.
Une larve, plusieurs recettes
Si la France tente de se positionner sur ce marché en plein boom, avec plusieurs sociétés qui ont réussi des appels de fonds records ces dernières années, la Polynésie reste en retrait du mouvement. Pas surprenant, donc, que Technival ait tenu à s’accrocher à ce programme Rao Puha. Pas surprenant non plus que l’ILM ait choisi de soutenir l’initiative. Notamment en mettant à disposition de Jade Tetohu des locaux dans son laboratoire de Paea, où l’on élève déjà des insectes volants dans les programmes de lutte anti-vectorielle.
La mission n’a pourtant pas été de tout repos pour la jeune ingénieure, qui a dû multiplier les essais de « domestication » de cette BSF. « On a fini par passer un cap entre fin 2023 et début 2024 », précise-t-elle. Le laboratoire de Paea accueille aujourd’hui une fière colonie de quelques dizaines de milliers de mouches soldats, accompagnées de quelques outils de transformation. Car la larve peut se servir de différentes façons. « On peut très bien la distribuer vivante, aux poules pondeuses par exemple, ou dans les systèmes d’aquaponie ou d’hydroponie, reprend la spécialiste. Mais pour nous l’idée, c’est de faire de la transformation de cette larve pour extraire préférentiellement les protéines sous forme de farine, les lipides sous forme d’huile et ainsi remplacer progressivement des produits importés, comme les farines de poissons ou de soja, ou même l’huile de poisson ».
Encore des étapes avant le stade industriel
Le programme, s’il a déjà montré de beaux résultats sur des groupes de poules pondeuses, est encore loin du stade industriel. Ce qui ne décourage pas Jade Tetohu, qui doit soutenir sa thèse fin novembre, et a déjà signé un contrat de chargée de mission pour la suite auprès de Technival. « Là on va progressivement monter en capacité de gestion des matière et de production des larves, pour petit à petit aboutir à l’établissement d’une unité de production industrielle, et donc une nouvelle filière de traitement des matières organiques à Tahiti », assure la jeune ingénieure, devenue entomologiste par la force des choses.
Objectif : arriver à une pleine production d’ici trois à quatre ans, et fournir les fabricants locaux d’aliments pour animaux. Les farines et huiles de BSF devraient en effet ne constituer qu’un des ingrédients de l’alimentation des élevages locaux. Mais un ingrédient local, contrairement à la plupart des autres.
Technival, en parallèle, propose des guides aux particuliers propriétaires de poules pour réaliser, chez eux, un mini-élevage de larves, alimenté par des déchets de pêche ou des restes ménagers. Dans une foire où l’autonomie alimentaire est un des maitres-mots, l’idée a déjà retenu l’attention du ministre de l’Agriculture Taivini Teai. Moetai Brotherson, amateur d’aquaponie, et qui serait déjà familiarisé avec l’utilisation d’insectes, doit aussi passer sur le stand pour rencontrer les porteurs de projet.