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Liens entre Polynésiens et Amérindiens : une étude génétique et beaucoup de critiques

Un prélèvement « concordant » de l’étude pointe vers Fatu Hiva, l’île où, justement, Thor Heyerdahl avait imaginé sa théorie d’un peuplement du Pacifique depuis l’Ouest. © DR

Des chercheurs américains disent avoir prouvé et daté, par la génétique, un métissage ancien entre des habitants des Tuamotu, des Marquises ou de Rapa Nui, et des Amérindiens de l’actuelle Colombie. Si de tels contacts sont déjà établis scientifiquement, l’étude remet aussi sur la table l’hypothèse d’une colonisation de certaines îles par des Sud-Américains avant les Polynésiens. « Intenable », « fantaisiste », dénoncent Éric Conte et d’autres spécialistes, très sceptiques vis-à-vis de la méthodologie de l’étude.

« Malheureusement, on est habitué à ce genre d’annonces ». Éric Conte, professeur d’anthropologie à l’UPF ne se dit « pas surpris » par l’étude publiée par la revue Nature, ce 8 juillet. Mais le directeur du Centre international de recherche archéologique sur la Polynésie « s’interroge », et visiblement s’agace, de l’écho médiatique dont elle a bénéficié. Il est vrai que l’étude, réalisée par une équipe de l’université de Stanford, s’est invitée, entre autres, dans les pages du New York Times ou du journal Le Monde, avant de beaucoup circuler en ligne. Elle traite pourtant d’un sujet d’ordinaire moins populaire : le peuplement du Pacifique, et plus particulièrement de la Polynésie orientale, de l’île de Pâques aux Marquises en passant par les Tuamotu. Ses auteurs disent avoir mis en évidence, chez certains habitants de cette zone, des « traces génétiques » d’ancêtres Amérindiens.

Des contacts déjà établis depuis longtemps

D’après Nature, l’équipe de généticiens et de statisticiens a étudié l’ADN de « 807 individus » issus de « 15 tribus sud-américaines de la côte Pacifique et 17 populations d’îles polynésiennes« . Les chercheurs ont identifié dans ces prélèvements des « marqueurs génétiques dominants » et les ont comparés, à l’aide d’un traitement informatique. Ils assurent que certains habitants des Marquises, des « îles Palliser » – groupe englobant Rangiroa, Fakarava et Arutua – et de Rapa Nui présentent des « signatures génétiques » anciennes, les reliant à des peuples de la côte de l’actuelle Colombie. Bref : il y a eu contact, et métissage, entre les deux côtés du Pacifique, dans la période pré-colombienne.

Pas de quoi bouleverser la connaissance établie. Comme l’explique Eric Conte, les échanges anciens entre Polynésiens et Amérindiens sont étudiés depuis longtemps et communément acceptés par la communauté scientifique : « Ce que l’on pense aujourd’hui, pour des questions linguistiques, ethnologiques et même génétiques, c’est que les Polynésiens sont allés en Amérique ». D’où ils auraient rapporté, par exemple, la patate douce, plante native du continent, et diffusée dans le triangle polynésien bien avant l’arrivée des navigateurs venus d’Europe.

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Mais l’ancien président de l’Université de Polynésie française se montre tout de même très sceptique sur les « croisements » établis par l’étude américaine. Pas parce qu’ils sont impossibles. Mais parce que la méthodologie présentée « pose beaucoup de questions ». D’après les données de l’étude,« seulement quelques individus » présenteraient les correspondances génétiques évoquée dans les conclusions, explique Éric Conte. Des individus qui n’ont a priori pas fait l’objet de recherches généalogiques poussées. « L’histoire complexe des gens fait qu’on a beaucoup de doute sur les études génétiques sur les populations actuelles », reprend-il, pointant vers le flou entourant l’origine des prélèvements.

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Pas crédible, la génétique ? Si, mais pas infaillible, reprend le docteur en ethnologie préhistorique. Certaines « annonces fracassantes » ont par le passé « déjà été infirmées ». Ce qui n’empêche pas les archéologues d’avoir recours à cette science très moderne. « Mais on essaie de travailler sur du matériel ancien », pointe Éric Conte. Un programme d’étude actuellement mené entre la Polynésie et l’Australie porte par exemple sur des fragments d’ADN recueillis dans le tartre des dents de squelettes pré-européens.

La tentation de réhabiliter Thor Heyerdahl et son Kon-Tiki

L’étude parue dans Nature ne se limite pas au constat de contacts. L’équipe de Stanford dit, toujours sur la base de ses analyses génétiques et de modèles statistiques, pouvoir dater la « rencontre » entre les peuples. Et de façon plutôt précise : entre l’an 1150 de notre ère, pour ce qui est des Marquises du Sud, 1200 à 1230 pour les Marquises du Nord, les Tuamotu et les Gambier, et 1380 pour Rapa Nui. Pour les auteurs, ces résultats ouvrent la porte à plusieurs hypothèses. Des allers-retours de Polynésiens – peut-être avec des Sud-Américains à bord – mais aussi une navigation d’Amérindiens vers les îles de la Polynésie, écrivent les auteurs. Vu les dates évoquées, ils estiment que la possibilité d’une migration aux Marquises avant, ou « concomitamment », à celle des Polynésiens venus de l’Ouest n’est pas à exclure.

Schéma paru dans la revue Nature, qui évoque clairement al thèse d’une double migration, depuis l’Est et depuis l’Ouest. ©Nature

Le grand retour, donc, des thèses d’un peuplement du Pacifique par l’Est. Là non plus, rien de neuf : l’idée avait été popularisée dans les années 40 par Thor Heyerdahl dont les écrits sont plusieurs fois cités dans l’étude de Nature. Le scientifique et aventurier norvégien avait, pour appuyer son « intuition » monté la célèbre expédition du Kon-Tiki, radeau de balsa avec lequel son équipe a relié le large des côtes péruviennes aux Tuamotu. Éric Conte ne cache pas sa lassitude à voir revenir sur la table cette théorie « maintes fois infirmée par la recherche ». La proposition est « intenable », et « revient à rejeter toutes les preuves archéologiques recueillies depuis 70 ans » confirme Guillaume Molle, maître de conférence à l’Australian National University. Dans une série de messages publiée sur Twitter, le docteur en archéologie formée à l’UPF partage non seulement ses critiques, mais aussi celle de plusieurs scientifiques, Australiens ou Pascuans, travaillant sur le peuplement sur le Pacifique, vis-à-vis des résultats de l’étude de Stanford.

« Ils n’ont visiblement pas lu grand chose en archéologie »

Dans les nombreux médias où ils ont été interviewés, les auteurs de l’étude publiée par Nature restent toutefois prudents. « Nous ne pouvons pas dire si les Polynésiens ont atteint les Amériques et sont repartis, ou si les Amérindiens se sont rendus en Polynésie, explique ainsi, dans le Monde Alexander Ioannidis, qui penche, personnellement, vers la première hypothèse. Mais nous pouvons confirmer qu’il y a eu contact, et que les influences culturelles des Amérindiens ont pu se propager dans la lointaine Polynésie, comme le théorisait Heyerdahl ». Une « possibilité intrigante » comme le dit l’étude, dont l’évocation serait, en soit, la preuve que l’équipe de Stanford, « n’a pas lu grand chose en archéologie », dénonce Éric Conte. « Même si des Amérindiens avaient navigué jusqu’aux Marquises aux dates qui sont avancées par cette étude, on sait aujourd’hui que les Polynésiens y étaient déjà présents depuis au moins deux siècles », pointe-t-il. Aucun doute : les généticiens, qui « enfoncent des portes ouvertes et en rouvrent d’autres, plus vieilles » se sont basés, pour leur compréhension de la période, « sur des données fausses ou datées ».

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Guillaume Molle, lui, semble s’interroger sur les relectures menées avant la publication dans une si prestigieuse revue. « Avant de sortir de telles nouvelles avec de telles implications, il faut un engagement interdisciplinaire et plus de discussion ! insiste le chercheur. Un point qui, à mon avis, devrait également être soulevé lors de l’examen par les pairs ». Et pas question de passer pour des scientifiques « fermés aux nouvelles idées » : « La science n’avance que comme ça, par critiques, mises en cause, retouches successives », se défend d’avance Éric Conte. « Mais si c’est pour revenir d’un coup aux années 30 ou 40, c’est un peu dommage ».