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Nucléaire : un dictionnaire en ligne du CEP d’ici le début de l’année

Depuis 18 mois un observatoire créé par le CNRS et l’UPF s’intéresse aux héritages du Centre d’expérimentation du Pacifique. Questions sanitaires, politiques, économiques et sociales, impact culturel ou dénucléarisation… Un champ de recherche large qui rassemble une trentaine de scientifiques de plusieurs disciplines, dont une partie s’est récemment réunie en France pour une première « université d’été ». Parmi leurs projets, une sorte de Wikipedia du CEP, rédigé et corrigé par des spécialistes, de façon à offrir au public et aux enseignants une vision à jour des connaissances historiques sur les essais polynésiens. 

Ça n’est ni à Paris ni à Papeete, mais dans un beau prieuré du Calvados, habitué des séminaires et autres évènements ayant besoin de calme, que se sont réunis, pour la première fois, fin août, les membres de l’Observatoire des héritages du CEP. Cette structure, créée début 2023, avait été un des premiers « Sosi » de France : un « Suivi ouvert des sociétés et de leurs interactions », conçu par le CNRS pour explorer, sur la durée et de manière interdisciplinaire, des sujets délimités dans le temps et dans l’espace, et qui nécessitent une étude « échappant aux aléas des contrats courts de recherche ».

C’est donc le cas du Centre d’expérimentation du Pacifique, qui fait l’objet d’un regain d’intérêt académique depuis la table ronde de haut-niveau de 2021 et le lancement d’un nouveau cycle d’ouverture des archives. « Il y a toujours eu des questions autour du CEP, mais il y a depuis une possibilité d’y répondre, ce qui n’était pas le cas avant, si on voulait faire un travail historique sérieux » explique Renault Meltz, déjà coordinateur de l’ouvrage Des Bombes en Polynésie, et à qui il a été demandé de piloter cet observatoire, créé avec l’UPF et hébergé à la Maison des Sciences de l’Homme du Pacifique.

Une vingtaine de chercheurs, quatre thématiques

Dans le Calvados, donc, c’est une vingtaine de chercheurs, sur la trentaine que réunit l’observatoire, qui se sont rassemblés pour une première « université d’été ». Métropolitains, Polynésiens, et même intervenants étrangers, « nécessaire pour ne pas réfléchir en circuit fermé »… Tout le monde est venu avec sa spécialité : histoire, sociologie, anthropologie, géographie, linguistique ou économie, histoire de l’art ou de la santé, aussi. L’observatoire, bâti autour des sciences humaines, avait même fait venir des spécialistes de « sciences dures », notamment un physicien, pour éclairer des réflexions déjà organisées, de longue date autour de quatre thématiques « qui peuvent travailler ensemble ».

La première est probablement la plus sensible, et la plus complexe à fouiller : la dimension sanitaire des essais. « On n’est pas des médecins, et on n’est pas là pour faire le compte des maladies radio-induites, ou d’essayer d’expliquer leur cause, prévient Renaud Meltz. On essaie de comprendre, en histoire des sciences d’abord, comment les savoirs s’étaient constitués pendant les essais, que savaient les décideurs, les gens qui faisaient les essais, et à partir de ça, essayer de comprendre quelles avaient été les politiques qui avaient été mises en place pour protéger, plus ou moins bien, les travailleurs sur les sites, mais aussi les populations riveraines ». Un axe de travail « très attendu » qui doit permettre, entre autres, de comprendre avec précision « les failles dans la sûreté » qui ont abouti aux retombées radioactives, dès le premier essai – sur les Gambier, notamment – et jusqu’à Tahiti avec l’essai Centaure qui était au centre du livre-enquête Toxique.

« Une histoire où les Polynésiens ne sont pas seulement passifs »

Le deuxième axe de travail porte sur les enjeux socio-économiques et sur une notion « un peu piège » et « à mettre entre guillemets » : les « modernisations » promises ou réellement apportées par le CEP. Développement du salariat, des modes de vies, des transports, évolutions des familles ou « normalisation » de la société… « Notre obsession c’est d’étudier une histoire où les Polynésiens ne sont pas seulement passifs, même s’ils sont largement victimes de décisions arbitraires, secrètes, dès la création du CEP, reprend l’historien. Ce qu’on veut voir c’est comment les Polynésiens ont pu essayer de trouver des façons d’organiser leur vie par rapport à cet événement ». Et qu’est-ce qui, dans la Polynésie d’aujourd’hui, est réellement attribuable au CEP et ce qui ne l’est pas.

Pour chaque axe, un ou des directeurs de recherche. Comme par exemple Jacques Vernaudon, grand spécialiste des langues océaniennes et directeur de la Maison des sciences de l’Homme du Pacifique, qui sera un des coordinateurs de la troisième thématique sur la dimension politique et culturelle du CEP. Il s’agira de s’intéresser, entre autres, au cadre régional et international des essais – sur les pratiques des autres puissances, le regard et les normes des institutions onusiennes – ou d’explorer comment la France a voulu « réarrimer » Tahiti au travers de ce centre d’expérimentation, de l’école, avec toutes ses conséquences culturelles ou linguistiques.

Enfin, l’Observatoire réserve un axe de travail à la « dénucléarisation » : « On parle d’héritages comme si c’était terminé, mais ce n’est pas si simple, reprend le pilote de ce Sosi. Sur le plan institutionnel, politique, quand est-ce qu’on décide de dire que le CEP est terminé ? Est-ce que ce sont les derniers essais, est-ce que c’est le démantèlement officiel selon des normes internationales ? Qu’est ce qu’on fait de ce qu’il reste encore aujourd’hui, en termes d’héritages matériels et symboliques… ». Parmi ces héritages, bien sûr, les maladies radio-induites et le très critiqué système d’indemnisation.

Le pilote du nouvel observatoire Renaud Meltz aux côtés d’Eric Comte, lors du colloque sur le nucléaire de 2022. ©Radio1

Un Wikipedia du CEP relu en « double aveugle »

Un champ de travail très vaste, donc, et qui doit s’inscrire dans le « temps long ». Mais pas question d’aboutir à un compte-rendu massif après de longues années d’attente : l’idée des « Sosi » est de « restituer en continu » les travaux, afin d’instaurer un dialogue entre les chercheurs et la société. « Un des enjeux, c’est de faire ce qu’on appelle parfois de la diffusion scientifique, de la science ouverte, ce qu’on appelait jadis, d’une façon peut-être moins jolie, de la vulgarisation », confirme Renaud Meltz. Un premier ouvrage, attendu dans les semaines à venir, doit faire le tuilage entre les travaux de cet observatoire et des programmes précédents, notamment financés par le Pays. Un livre « plutôt savant » qui servira d’actes des deux colloques organisés en 2022 à Paris et à l’UPF, étoffé par des chercheurs ayant eu accès aux archives nouvellement déclassifiées.

Plusieurs articles scientifiques sont aussi au programme des prochains mois, mais surtout, c’est un projet de site internet sur le CEP qui doit aboutir d’ici le début de l’année prochaine. Un portail qui fera office de « dictionnaire historique du CEP », accessibles à tous en français et en tahitien, pour faire le point « en temps réel » sur la production de recherche sur le nucléaire polynésien. Les notices qui traiteront, comme un wikipedia du CEP, des grands évènements de la période, des grands lieux et des grands acteurs de ces essais, seront relues, critiquées puis validées « en double aveugle » par des membres de l’Observatoire. « C’est un travail assez long, très rigoureux, qui est un peu chronophage, mais qui va nous permettre de produire quelque chose qui est vraiment, qui fera consensus sur le plan scientifique » promet Renaud Meltz, qui voir dans cette plateforme un outil très utile dans l’éducation, en Polynésie ou ailleurs. Des discussions sont d’ailleurs en cours avec la DGEE pour permettre aux enseignants de le valoriser au mieux.

Une autre démarche, entamée voilà beaucoup plus longtemps, cherche aussi à faire de la pédagogie autour de la période nucléaire de la Polynésie : le centre Pu Mahara ou centre de mémoire qui doit naitre en face de Tarahoi. Un projet qui n’est pas lié à l’Observatoire des héritages du CEP, même si Renaud Meltz fait aussi partie des personnalités retenues pour constituer son comité scientifique. « Je crois que le Sosi fera partie des institutions avec leurs chercheurs qui peuvent produire de la connaissance historique utile pour le centre de mémoire, mais ce n’est évidemment pas exclusif », note l’historien.