À la veille de la prise de commandement de son successeur, le contre-amiral Geoffroy d’Andigné tire un bilan de ses deux ans de missions au fenua. Deux ans pendant lesquels le commandant supérieur des forces armées en Polynésie et de la zone Asie – Pacifique a dû remettre ses troupes « sur les rails » après la période Covid, avant de lancer les premiers grands chantiers de la nouvelle loi de programmation militaire. La « montée en puissance » de l’armée au fenua, il l’explique par la nécessité de protéger le territoire, sa ZEE ou ses approvisionnements dans un contexte régional toujours plus tendu. Et de se « préparer » à un éventuel conflit d’ampleur internationale : « Il ne faut pas être naïf, c’est probablement ce qui arrivera ».
Le camp d’Arue sur son 31 ce mercredi matin. Les forces armées de Polynésie changent de commandant supérieur en même temps que toute la zone Asie-Pacifique. Le nom du nouveau « Comsup » avait été annoncé de longue date : il s’agit du contre-amiral Guillaume Pinget, qui, entre autres affectations, a été commandant du porte-avions Charles-de-Gaulle, fleuron de la marine nationale, entre 2019 et 2021. Le commandant sur le départ, c’est le contre-amiral Geoffroy d’Andigné, qui était sur notre plateau ce mardi midi pour faire le bilan de deux ans de missions en Polynésie.
Deux années pendant lesquelles il a d’abord fallu, après la crise Covid, retrouver un fonctionnement normal, remettre l’armée « sur les rails » « reprendre les missions qu’on avait dû arrêter », reprendre les « contacts population« , les opérations dans les îles… Cette normalisation, qui a occupé toute la fin de l’année 2022, elle a été accomplie : « les gens nous attendaient » et « les gens sont contents de nous voir quand on vient rendre des services », assure le Comsup sur le départ, citant, entre autres les interventions d’urgence après les inondations à Teahupo’o où la tempête Nat dans la zone urbaine.
Base aérienne, base navale, Arue… Les chantiers sont lancés
Mais c’est aussi à lui qu’il est revenu, à partir de 2023, de lancer les premiers grands chantiers issus de la nouvelle loi de programmation militaire. « Ça a été finalement la deuxième partie de mon commandement, avec un investissement dans des domaines extrêmement variés, explique l’officier supérieur de marine. Parce que nous allons recevoir d’ici 2030 pas loin de 220 personnes en plus, on en reçoit 36 de plus dès cet été. Que le patrouilleur Teriieroo a Teriierooiterai est arrivé cette année, qu’on attend un deuxième patrouilleur en 2026, qu’on va avoir un renouvellement d’avions… Tout ça se prépare en matière d’infrastructures, en matière de soutien, en matière d’organisation. Et donc j’ai basculé dans cette deuxième partie de commandement. Le mouvement est bien lancé et je suis très satisfait de tout ce qu’a réalisé la force pour y parvenir ».
Parmi les chantiers en cours ou à venir : des rénovations, nouvelles constructions et une « optimisation » générale du camp d’Arue pour accueillir les nouvelles troupes, la construction d’une nouvelle bretelle d’accès à la piste au Gam de Faa’a, ainsi qu’une réfection des parkings puis des hangars qui vont recevoir à partir de la fin de l’année des remplaçants des Gardians puis, à horizon 2029, une nouvelle série d’avions modernes, les Falcon 2000 Albatros. Ou bien encore la construction, en cours, du quai d’accueil des nouveaux patrouilleurs outre-mer, puisque le Teriieroo a Teriierooiterai, dont une des premières missions a été la sécurisation des épreuves de surf à Teahupo’o, va être doublé du Philippe Bernardino d’ici deux ans. Des chantiers qui « prennent du temps, mais qui vont se faire », pointe le contre-amiral qui voit davantage de difficultés dans l’identification ou la construction de nouveaux logements pour les familles d’officiers et les cadres militaires.
L’armée, un peu à l’étroit en Polynésie dans cette phase de redéveloppement, n’est-elle pas un peu frustrée de voir le peu d’avancées des communes sur les terrains militaires rétrocédés ces dernières années ? « D’abord, ça ne sert à rien de regarder dans le rétroviseur. Ensuite, derrière, il y a des projets de développement pour la Polynésie, donc c’est une bonne chose. Et puis enfin, on a été capable, à Papeari par exemple, de racheter du terrain lorsqu’on en avait besoin. Donc il y a des solutions ». Pas plus de commentaires.
Près de la ZEE, « on voit des choses qu’on ne voyait jamais »
Mais pourquoi une telle « montée en puissance » dans le Pacifique ? Parce que « c’est ici que ça se passe, parce que le nouveau centre du monde est en Asie, donc dans le Pacifique », répond d’emblée le Comsup sur le départ. À l’entendre, il serait « incompréhensible » que la France ne profite pas de la position de ses collectivités ultramarines dans la région. « Une question de bon sens », surtout face à l’évolution des rapports internationaux.
« Notre première mission a toujours été de protéger la Polynésie, et on est quand même dans un monde où les tensions montent. Il faut anticiper cette capacité à continuer à gérer notre espace, à dire que c’est bien à nous de protéger la Polynésie et les Polynésiens. Ça va vers la ZEE, et au delà. On a par exemple vu des navires iraniens s’approcher, ou des navires chinois à Noël 2022. Ce sont des premières, des choses qu’on ne voyait jamais autrefois. Ces mouvements là ne sont pas agressifs, mais c’est quand même le signal qu’il y a un déploiement militaire qui aujourd’hui touche un peu plus toutes les régions du monde, le signe de quelque chose pour lequel il faut qu’on se prépare. 2024 – 2030, c’est le bon timing, le temps de monter l’infrastructure et recevoir les moyens ».
L’officier supérieur, qui s’envole dans quelques jours pour l’État major parisien où il prendra des fonctions importantes auprès du chef des opérations, rappelle au passage que la Polynésie n’est pas autant à « l’écart » de la zone Indo-pacifique que ce que les cartes peuvent laisser paraître. Le fenua s’approvisionne en produits pétroliers à Singapour ou en Corée – « ce qu’on fait en Asie protège donc ces flux-là » – mais a la possibilité, en cas de crise majeure en Asie, de pouvoir se tourner vers l’Est et le continent américain. Un avantage considérable, par rapport à une collectivité comme la Nouvelle-Calédonie qui pourrait rapidement être difficile d’accès en cas de conflit.
« Quand on revoit la seconde guerre mondiale, on pense à Bora Bora qui était aussi une base logistique importante, donc la géographie ne ment pas, elle n’a pas changé, c’est un atout important », précise Geoffroy d’Andigné. S’ajoute une position stratégique de Tahiti en matière de câbles et de numérique – l’intérêt de Google en est une preuve – ainsi qu’en matière de spatial. « Notre position au milieu du Pacifique, centrale au sud, un pays stable politiquement, un pays appuyé par la France aussi, un pays avec des gens d’un bon niveau de formation, avec des infrastructures de qualité. Vous regardez la carte, il n’y en a pas 36 », résume l’officier.
Un conflit de plus grande ampleur, « c’est probablement ce qui arrivera »
Si les militaires parlent généralement, avec diplomatie, des « tensions régionales » dans le Pacifique, c’est bien souvent de la Chine, de ses prétentions maritimes et territoriales et de ses rapports à ses voisins qu’il s’agit. « Quand nous allons conduire nos missions en mer de Chine méridionale, le cœur de ce que l’on fait, c’est défendre le droit international. C’est la structure de ce qui nous assure une paix depuis la deuxième guerre mondiale : notre paix s’est basée sur une structure internationale de sécurité avec une place importante de l’ONU, de ses résolutions, avec une manière de résoudre les problèmes avec des règles internationales », continue le contre-amiral d’Andigné. Restriction à la libre circulation maritime, construction sur des récifs ou « cailloux » pour « préempter », « s’approprier » de l’espace… « Quand on va là-bas, c’est ça que l’on défend et qui aujourd’hui est mis à mal dans les zones contestées de la mer de Chine. Parce qu’un certain nombre de choses sont faites par la Chine, mais pas que par la Chine, qui viole les règles établies que ces pays ont signées par ailleurs ».
Du point de vue de sa sécurité, pourtant, c’est du côté de l’Est européen que la France a les yeux rivés, sur l’invasion russe de l’Ukraine qui risque, à tout moment, d’engendrer un embrasement plus large. Et bien loin de la Polynésie ? « Si on avait un conflit de cette ampleur là, ce ne serait pas un conflit régional, ce serait un conflit mondial. Donc tout le monde serait concerné. Un pays comme la Chine ou un pays comme la Russie qui rentre ouvertement en conflit dans une logique de bloc, c’est-à-dire qu’un engagement européen ou un engagement américain, on n’est plus dans un conflit régional, on est dans un conflit mondial. Donc il n’y a pas un conflit en Atlantique et pas de conflit en Pacifique, ça n’existe pas. Tous les secteurs de jeu sont impliqués. Le conflit, il est partout et dans tous les domaines ».
Ce genre de conflits, « mon métier c’est de s’y préparer », insiste l’officier supérieur, « Et je pense qu’il ne faut pas être naïf, ce sera probablement ce qui arrivera ». Charge donc à son successeur, le contre-amiral Guillaume Pinget, de parfaire la préparation.