Durant 30 ans, la présence du CEP a durablement modifié le paysage, impliquant des bouleversements environnementaux, mais aussi économiques et sociétaux, comme le rappelle l’historien Renaud Meltz, auteur du livre Des bombes en Polynésie. Une interview de notre partenaire Outremers360.
L’historien Renaud Meltz, directeur de recherche au CNRS et rattaché à la Maison des sciences de l’homme du Pacifique est spécialiste des relations internationales et de la Polynésie française. Ce professeur des universités a coordonné la rédaction de l’ouvrage Des bombes en Polynésie (2022). En mai dernier, il a publié le livre Mensonges d’État, une autre histoire de la Vᵉ République, qui aborde, entre autres affaires, celle des essais nucléaires en Polynésie.
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Près de 30 ans après le dernier essai nucléaire, la Polynésie reste évidemment marquée par trois décennies d’expérimentations nucléaires. Aujourd’hui, comment l’héritage du Centre d’expérimentation du pacifique (CEP) est-il encore visible ?
Renaud Meltz : L’héritage du CEP est visible partout, pour des yeux avertis. La trajectoire de la Polynésie française a été impactée par les expérimentations nucléaires dans tous les secteurs de la vie, pas seulement sur le plan sanitaire. Si on se balade aujourd’hui dans n’importe quel coin de Polynésie, on observe un lien avec le CEP. Mais il ne s’agit pas non plus de dire que les essais nucléaires ont tout transformé ou que la Polynésie aurait vécu à l’écart des grands phénomènes de modernisation sans le CEP, mais il a été le visage de cette mondialisation.
Vous rappelez que l’installation du CEP a concerné tout le territoire et pas seulement les sites d’essais…
Quand on s’intéresse aux essais nucléaires depuis l’Europe, on pense à Moruroa et Fangataufa mais, la nucléarisation —c’est-à-dire l’impact des essais nucléaires au-delà des retombées radioactives— concerne l’ensemble de la Polynésie, grande comme la petite Europe. Il y a bien sûr les sites d’expérimentations, mais il y a aussi eu la base avancée à Hao et de nombreux postes de contrôle radiologique, par exemple à Mangareva, dans les Gambier. Plus d’une vingtaine d’îles sont concernées : Nuku Hiva ou Hiva Oa dans les Marquises, Rapa et Tubuai dans les Australes, Bora-Bora ou Raiatea dans l’archipel de la Société, Reao dans les Tuamotu. Dans tous les archipels, il y a des postes périphériques, avec du personnel qui contrôle les radiations et l’impact biologique, scrute la météo, surveille les ondes sismiques sur le plan géophysique. En 1963, c’est donc l’ensemble de la Polynésie qui se voit investir d’objets et de personnels liés au CEP, avec environ 110 000 personnes dont très peu de femmes.
L’installation du CEP a entraîné d’importants bouleversements, notamment économiques, en 1968, le CEP est l’employeur principal…
Les bouleversements sont économiques mais chronologiquement et symboliquement, le premier impact pour les Polynésiens est foncier. À Tahiti, les Armées et le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) construisent des bases vie et des laboratoires, des stations de communication, une base aérienne, des locaux pour l’administration, un tribunal militaire, des zones de repos, etc. On achète mais on loue aussi de nombreux logements individuels pour les cadres ce qui transforme le rapport au foncier des Polynésiens et fait monter en flèche les prix des terres et des loyers. À Tahiti, on compte environ 45 000 habitants en 1962 dont 20 000 à Papeete. En 1975, à la fin des essais atmosphériques, on dénombre 80 000 habitants à Tahiti et 50 000 à Papeete, l’impact est considérable. Cet accroissement de la population vide en partie les autres archipels. Enfin, le CEP précipite la fin de l’exploitation des mines de Makatea car le personnel est détourné vers le CEP. Ces bouleversements économiques et financiers, comme la généralisation du salariat ou la bancarisation de l’économie restent à documenter finement.
« Les traces matérielles et immatérielles se détectent dans de nombreux lieux »
Sur le plan environnemental, l’installation du CEP a laissé des traces durables, du fait de la radioactivité des bombes mais aussi dans les aménagements réalisés à Papeete, dans la vallée de la Punaru’u ou à Mururoa…
Tout à fait, aujourd’hui ces traces matérielles et immatérielles peuvent se détecter dans de nombreux lieux en Polynésie. Le « stigmate nucléaire » dépasse la question de la pollution radioactive, qui n’est plus l’enjeu principal désormais, en dehors de Moruroa. Il y a aussi celle induite par les métaux lourds, à Hao ou des pollutions induites par le modèle de développement. Certaines transformations sont irréversibles : on ne peut pas revenir sur la modernisation du port de Papeete et les prélèvements dans le lit de la Punaru’u ont transformé le milieu naturel et les écosystèmes. Mais elles peuvent faire réfléchir et conduire à infléchir le modèle de développement, en rompant avec celui importé par le CEP.
Dans le livre Des bombes en Polynésie, vous parlez d’un refus de patrimonialisation des vestiges du CEP, pourquoi ?
Quand elle est liée au nucléaire, la patrimonialisation —le processus de fabrication du patrimoine— induit des rapports ambivalents. Dans le cas de Hiroshima, il est facile à trancher, tous les acteurs sont unanimes pour axer la mémoire sur l’horreur du nucléaire militaire et sur les atrocités des bombardements. Dans le cas du CEP, on est encore dans une période d’interrogation sur la manière dont le fait nucléaire doit être mis en scène. On n’est plus dans les années Flosse, où l’on considérait qu’il fallait tourner la page, dénier le coût du développement, tandis que les anti-CEP se battaient pour donner à voir ce prix. Désormais, avec le projet de centre de mémoire, on est entré dans une phase où la question de patrimonialiser, c’est-à-dire faire le tri et de choisir entre ce qui est utile de conserver pour les générations suivantes, peut particulier à un travail des historiens basé sur l’ouverture des archives.
Est-ce que c’est plus difficile car le ressentit des habitants n’est pas identique partout ?
On voit aujourd’hui que les vestiges sont complètement effacés dans certaines îles et qu’ils demeurent dans d’autres, comme à Tureia. On peut imaginer, et une enquête plus approfondie île par île nous le dira, que le rapport mémoriel aux essais nucléaires n’est pas partout pareil, pour des raisons liées à l’histoire de ces territoires, au début de la colonisation, à la religion, ou plus récemment à l’attitude des autorités pendant les essais. On remarque que ces variables ne sont pas strictement corrélées aux retombées, c’est-à-dire que ce n’est pas la quantité de radioactivité reçue pendant les essais atmosphériques qui va déterminer le rapport mémoriel à ce qu’il s’est passé.
Les ultimes traces du CEP sont le plus souvent assimilées à des déchets et sont associées à la radioactivité ou au mensonge…
Des vestiges matériels encore visibles aujourd’hui, comme un abri, sont en effet liés à la notion de mensonge dans la mesure où la gestion du risque pendant les essais a été marquée par une communication trompeuse, rassurante. Les décideurs considéraient que leurs essais seraient toujours plus propres que ce qui avait été fait dans le passé par d’autres nations. La politique de gestion des risques a reposé sur le secret puis la dissimulation parce que les décideurs considéraient qu’il ne fallait pas trop inquiéter les populations et redoutaient les oppositions.
« Quand un acteur étatique dissimule des choses, la parole de l’État est discréditée »
Vous en parlez dans le livre Mensonges d’État, une autre histoire de la Vᵉ République, vous montrez que des informations ont été délibérément cachées…
Dès les premiers tests, les outils qui visent à limiter les risques fonctionnent mal. Le tir Aldébaran (2 juillet 1966 à Moruroa) ne se déroule pas comme prévu. Dans l’urgence, les décideurs sont confrontés à l’échec de leurs anticipations. Leurs réactions les conduisent à l’engrenage du mensonge. La construction des abris avait été négligée aux Gambier pour les premiers tirs et le commandement militaire décide de ne pas évacuer les habitants pour ne pas créer de la panique ou ne pas remettre en cause la suite des essais et la confiance des Polynésiens. À partir de là, les nouveaux outils technoscientifiques qui doivent permettre de mieux contrôler les risques de contamination. Il y a aussi une meilleure communication car les décideurs comprennent qu’il est plus efficace d’associer les populations à la maîtrise des aléas. Mais c’est aussi une manière de banaliser le risque, d’habituer les Polynésiens à des campagnes qui vont durer longtemps.
Les dissimulations de l’époque poussent-elles la population à remettre en questions les garanties d’innocuité données aujourd’hui par l’État et le Pays au sujet de la radioactivité ?
C’est une évidence. Quand un acteur étatique dissimule des choses, la parole de l’État est discréditée et ses mensonges ont des effets pernicieux sur des générations. Pour restaurer la confiance, il faut commencer par savoir ce qu’il s’est passé. Il faut que les dirigeants actuels déclassifient massivement les archives. C’est ce que fait le service historique de la Défense avec les archives militaires, c’est ce que fait, très peu et très mal il faut le dire, le CEA. Il reste beaucoup de documentation sur les enjeux environnementaux inaccessible dans des services. Tant qu’on n’aura pas accès à l’ensemble des archives, l’historien ne pourra pas dire tout ce qui s’est passé.
Comment la population, soumise à une surveillance annuelle par le centre médical de suivi, perçoit-elle les risques associés au fait nucléaire ?
Je pense que cette question empoisonne les esprits, ceux des vétérans des essais nucléaires et des riverains qui ont le sentiment d’avoir été empoisonnés. Ils craignent de transmettre à leur descendance des modifications chromosomiques qui peuvent apparaître suite à des expositions radioactives. La question doit être tranchée scientifiquement car la science continue à se faire sur les enjeux des effets des faibles doses dans le temps et à travers les générations. Il y a des épidémiologistes qui enquêtent sur la question, c’est la responsabilité de l’État de les financer.
Le financement d’enquêtes permettrait-il de rétablir la confiance entre les Polynésiens et l’État français ?
Il est nécessaire que la science passe. En sociologie des sciences, on parle de « fabrique de l’ignorance » lorsque les intérêts privés retardent délibérément la connaissance de risques sanitaires, mais on peut aussi parler plus subtilement de la science non faite.
Une science qui n’est pas faite peut produire des effets délétères en laissant les gens dans une inquiétude. Il faut de l’argent pour mener les enquêtes épidémiologiques auprès les populations riveraines et des vétérans. Leurs inquiétudes relient, en quelque sorte, les populations polynésiennes et les populations européennes qui ont mené les essais en dépit de fortes nuances sur le sens que les personnes confèrent à leur présence plus ou moins proche des sites, voulue, acceptée ou subie.