Après les premières publications du site Disclose, le livre « Toxique, enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie », sort aujourd’hui. Pour le journaliste Tomas Statius, un des deux auteurs de l’ouvrage avec le chercheur de l’Université de Princeton Sébastien Philippe, les nouvelles informations mises sur la table sont de nature à élargir les indemnisations du Civen en Polynésie. Il rappelle aussi que beaucoup de données n’ont pas encore été déclassifiées par l’Armée.
Qu’est ce qui a déclenché cette enquête de deux ans sur les conséquences des essais nucléaires en Polynésie ?
Cette enquête a démarré il y a deux ans. Bruno Barillot avait rencontré Nabil Ahmed, le directeur d’Interprt, lors d’un voyage en Polynésie, il y a quelques années. Il lui avait confié les documents que nous publions aujourd’hui dans le cadre de ce travail que nous avons mené ensemble avec Disclose, et Sébastien Philippe de l’université de Princeton. Notre idée de base était de partir de ces documents, de les analyser, les décortiquer et les rendre compréhensible au plus grand nombre.
Vous avez mené des recherches et récolté des témoignages ici au fenua, mais également travaillé sur la base de documents déclassifiés de l’armée… L’information sur les essais est-elle aujourd’hui complètement accessible ?
Toutes les archives de l’armée n’ont pas été déclassifiées. L’archive que nous publions nous a permis de travailler, bien sûr, mais elle n’est pas complète. Le nucléaire est un sujet d’État et il y a toujours une forte asymétrie d’informations entre l’information dont disposent le ministère des Armées et le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), et celle accessible au public.
Vous estimez que le mensonge « fait partie de l’héritage des essais nucléaires dès le premier jour ». Quel forme prend cet héritage aujourd’hui ?
Il y a un paradoxe que je n’ai pas encore réussi à comprendre dans la gestion politique de la question. D’un côté, la création en 2010 du Civen, le comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires, avec un mandat clair du législateur, celui d’indemniser. Et de l’autre, la très faible indemnisation des populations civiles en Polynésie (63 en 2019). C’est ce “en même temps”, qui est, je pense, incompréhensible pour la population polynésienne.
Vous mettez en évidence une « sous-estimation de la contamination radiologique » par les autorités. Cette sous-estimation est-elle selon vous volontaire ? Remet-elle en cause toutes les procédures d’indemnisation menées dans le cadre de la loi Morin ?
Elle ne remet pas en question les procédures d’indemnisation de la loi Morin. Elles pourraient, en revanche, élargir l’assiette des personnes qui pourraient prétendre à une indemnisation. Dans le livre, nous nous interrogeons en revanche sur la pertinence de cette limite du 1 mSv comme borne pour prétendre à l’indemnisation.
Ce seuil est inscrit dans le Code de la santé publique comme seuil de protection pour les populations. Il est issu de recommandations internationales qui le préconisent pour les cas où une exposition aux rayonnements ionisants n’est pas bénéfique à l’individu mais peut l’être pour la société. C’est le cas par exemple pour les applications médicales. Il est difficile d’extrapoler ce principe aux retombées radioactives d’essais d’armes nucléaires.
Vous vous êtes notamment intéressés à l’essai Centaure à propos duquel Alain Christnacht assure, auprès de France Bleu, que « ses retombées sur la presqu’île de Tahiti et les communes environnantes sont déjà documentées » et que le Civen « accède très largement aux demandes d’indemnisation » des personnes concernées. Qu’en pensez-vous ?
Pour la première fois, nous avons modélisé avec précision, heure par heure, le trajet de Centaure. Ce travail n’avait jamais été fait. L’analyse des documents déclassifiés nous apprend également que les militaires, au cours de cette campagne 1974, avaient comme procédure “d’observer l’évolution des masses d’air à échéance de quelques jours”, ce qui semble indiquer qu’ils étaient au courant des risques que couraient la population de Tahiti. Ils n’ont rien fait pour mettre les gens à l’abri et l’essai n’est d’ailleurs pas évoqué dans la presse d’époque.
Ces retombées étaient connues mais leur étendue et intensité n’avait pas été vérifiée et examinée de manière indépendante. C’est d’ailleurs l’une des découvertes les plus importantes de notre travail, à mon sens. Selon nos estimations, toute la population de Tahiti et des îles Sous-le-Vent auraient été soumises à une dose supérieure à 1 mSv, ce qui ouvrirait la voie de l’indemnisation à 110 000 personnes qui habitaient Tahiti et les îles Sous-le-Vent. Si toutefois, bien sûr, ils contractent un cancer radio-induit.
Votre enquête est publiée quelques jours après un rapport fouillé de l’Inserm sur les conséquences sanitaires des essais en Polynésie. Comment expliquer le décalage entre les conclusions de ces deux travaux ?
L’enquête de l’Inserm et la nôtre ne s’intéressent pas à la même facette de la question. Nous avons travaillé pour réévaluer les doses à laquelle la population civile aurait été exposée, et proposé un autre regard sur les essais nucléaires français en Polynésie, principalement les essais atmosphériques (1966-1974). Ce travail n’a pas été fait pour l’Inserm. L’Inserm s’est concentré sur une étude de la littérature scientifique à propos du lien entre exposition à des rayonnements ionisants et survenue de cancers.