L’application Ucar Pacific, opérationnelle depuis quelques jours à Tahiti, permet de choisir un chauffeur, d’estimer le prix d’une course, et de la payer avec son téléphone. Bref, un très attendu Uber local qui s’appuie entre autres sur des chauffeurs non-professionnels qui « partagent » leur véhicule. Un concept sur le fil côté règlementaire. L’administration envisage des contrôles et les taxis, pourtant invités à participer au projet, menacent déjà d’action en justice.
Près de 15 ans après sa création, Uber va-t-il débarquer en Polynésie ? Pas en personne, en tout cas. Mais les gérants de Ucar Pacific, service qui est entré en opération voilà quelques jours à Tahiti, citent le géant du transport à la demande parmi les « sources d’inspiration » de leur projet. Ils y ajoutent l’application de covoiturage BlaBlaCar ou de celle, plus conventionnelle, de Taxi G7 en métropole. Un mélange des genres assumé pour cette application qui aurait déjà été téléchargée « plus de 3 000 fois ». Elle permet à un client, local ou touriste, d’estimer à l’avance le prix et la durée d’une course, de localiser et de choisir un des chauffeurs les plus proches, de lui indiquer, grâce à la géolocalisation, le lieu de prise en charge… Surtout, il pourra payer via l’application, sans échange de cash ou de carte à bord. L’équivalent de Uber ou Lyft, donc. Mais à la différence de ces applications disponibles partout ailleurs, les clients peuvent choisir entre une prise en charge par un taxi traditionnel, facturé au prix en vigueur sur les taximètres, ou par un chauffeur non-professionnel, qui les transportera à l’aide de son propre véhicule.
Chauffeurs en « covoiturage »
Une façon pour Ucar de se faire une place dans la règlementation polynésienne, justement construite pour limiter « l’ubérisation » de l’activité de transport de personnes. La loi du Pays de 2018 consacre en effet comme acteur central de l’activité les taxis, qui doivent obtenir une licence professionnelle, passer des examens, faire contrôler leur véhicule, être adoubés par une commission ad hoc et payer des cotisations et des impôts. Si d’autres statuts existent – véhicule « de remise » dit aussi « VIP », avec un minimum de 8 000 francs par course, ou véhicules multi-transports dans les îles – la loi ne permet pas de multiplier les VTC, véhicules de transport avec chauffeur indépendant qui font tourner les flottes d’Uber en métropole comme ailleurs. Ucar Pacific, qui n’ignore pas cette réalité règlementaire, qu’a pris soin de lui rappeler la DTT après les premières annonces sur le projet, a trouvé la parade. Dans ses statuts et contrats, la société présente les chauffeurs non-professionnels et non licenciés recensés sur la plateforme comme des particuliers pratiquant le « partage de véhicule ». Autrement dit le covoiturage. Une activité qui n’est pas réellement réglementée au fenua mais qui l’est au niveau national, avec notamment des tarifs maximaux pour éviter d’empiéter sur le pré carré des professionnels. Des règles métropolitaines que Ucar, pour montrer sa « bonne volonté », applique volontairement. La rémunération des chauffeurs non-professionnels sera ainsi limité à 80 francs le kilomètres (contre 130 pour les taxis), auxquels s’ajoute une « prime écologique » modulable.
Déjà des menaces d’action en justice
Cela suffira-t-il à convaincre les taxis, qui se sont déjà plusieurs fois levés pour protéger leur profession ? Jessy Salmon, cogérant aux côtés de Teva Teihotaata, veut croire que oui. Ucar Pacific dit d’ailleurs « prendre en compte » les tensions « du passé » en « intégrant les chauffeurs de taxis qui sont invités à se référencer, pour leur proposer une nouvelle façon de travailler ». « Dans le monde entier ces activités peuvent opérer en parallèle et partout où le partage a prospéré, le marché a grandi », explique le responsable qui affirme « qu’au moins une vingtaine » de taxis ont déjà rejoint la plateforme.
Contactée, la coordination des syndicats de taxis de Polynésie se montre beaucoup moins intéressé : « Ils sont venus nous voir pour nous expliquer que la plateforme était faite pour nous, c’était pour nous endormir, explique un responsable. La plupart des chauffeurs de taxis sont mécontents que ce service qui ne respecte pas la règlementation ait pu se lancer ». Une action en justice pourrait être rapidement déclenchée.
« Complément de revenus », tourisme et retours de soirée
Et les taxis pourraient ne pas être les seuls à réagir. À la Direction des transports terrestres, on s’interroge sur le fonctionnement de Ucar Pacific et sa concordance avec la règlementation. Des contrôles pourraient rapidement avoir lieu. Les responsables de Ucar, eux, se disent prêts à répondre aux questions et à défendre juridiquement leur activité. Mais surtout, les deux porteurs du projet veulent défendre l’intérêt de leur démarche. Ils mettent en avant la possibilité de « revenus complémentaires » qui pourraient être dégagés, en tant que chauffeur, pour différentes catégories de population. Étudiants, retraités, travailleurs à temps partiel ou « femmes au foyer », qui constitueraient déjà l’essentiel des demandes approuvées… « C’est important dans ce contexte de hausse des prix et de stagnation des salaires », pointe Jessy Salmon.
Il estime aussi que Ucar va permettre de faire entrer dans la légalité « beaucoup de services de transport qui s’effectuent aujourd’hui au noir, en dehors de tout cadre » et que ces activités, au travers de la société gestionnaire, pourront être fiscalisées. Il insiste surtout sur la nécessité de ce genre de service pour l’activité touristique, ce que confirment plusieurs professionnels. « On voit un intérêt évident au développement de Ucar et de ce genre de transport puisqu’aujourd’hui on manque de diversité dans les transports qu’on peut proposer à nos voyageurs, explique Emily Biotteau Colas, directrice de Tahiti Homes, une agence spécialisée dans les « meublés de tourisme » haut-de-gamme. Ils ont l’habitude d’utiliser des applications, d’utiliser ce type de paiement en ligne, ça sera très pratique pour leur mobilité. Ça fait partie des solutions qui existent partout dans le monde, il était grand temps que ça arrive en Polynésie ».
La professionnelle fait remarquer, au passage, que l’arrivée sur le marché des meublés de tourismes et autre AirBnB avait aussi, en son temps, provoqué des réactions vives. « Au final, ça répondait à un besoin, ça s’est développé, et la règlementation s’est adaptée », explique-t-elle. C’est le pari des promoteurs de Ucar Pacific qui, plus que l’administration, veulent convaincre, en ces temps de campagne, les politiques. Leur discours sur l’intérêt économique, environnemental ou sécuritaire de leur activité – avec des réductions le vendredi soir pour limiter la conduite en état d’ivresse et des incitations à s’équiper de véhicules plus verts – , ils devraient le développer dans les jours à venir à la présidence du Pays.