INTERNATIONALSOCIÉTÉ Violences faites aux femmes : comment les médias colportent des clichés sexistes Europe1 2016-03-02 02 Mar 2016 Europe1 Une manifestation lors de la Journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes à Paris, le 25 novembre 2011. © MEHDI FEDOUACH / AFP La journaliste Sophie Gourion a créé un blog sur le traitement par les médias des violences faites aux femmes qui, selon elle, a tendance à les dédramatiser. « Un amour impossible entre un homme de 42 ans et une ado de 14 ans », « Marseille : prison avec sursis pour le médecin tripoteur » (1). Quel est le point commun de ces articles tirés de la rubrique « Faits divers » ? Ils racontent des violences faites aux femmes, tout en colportant des clichés sur le viol. La blogueuse et journaliste Sophie Gourion les compile depuis mardi dans un Tumblr intitulé Les mots tuent. Pour elle, le traitement des violences de genre dans les médias véhicule un « mode de pensée insidieux », qui a tendance à minimiser ces violences et à en déresponsabiliser les auteurs. « La course au clic » et au sensationnel, ainsi que la recherche de titres qui attirent l’attention des lecteurs ont, selon elle, des conséquences non négligeables. La démarche de la journaliste fait écho à une étude Ipsos publiée mercredi par l’association « Mémoire traumatique et victimologie » sur les représentations que les Français se font du viol. Sa conclusion : « Nous vivons dans une société où la méconnaissance de la réalité des violences sexuelles, de leur fréquence et de la gravité de leur impact traumatique, conduit à les reléguer dans la catégorie ‘Faits divers’ alors qu’elles représentent un problème majeur de santé publique, et participe à la non reconnaissance des victimes et à leur abandon sans protection, ni soin ». Comment les mots de médias participent-ils à la méconnaissance des violences de genre, autrement dit à ce que l’on appelle la « culture du viol » ? Europe1.fr a répertorié les trois clichés les plus courants dans les articles consacrés aux faits divers. 1. Le « drame familial » L’expression de « drame familial » pour qualifier le meurtre d’une femme (et parfois de ses enfants) par son conjoint est très courante dans la rubrique « Faits divers ». « La séparation tourne au drame familial », peut-on lire dans un quotidien à propos d’un homme qui a poignardé sa fille et sa femme parce que cette dernière voulait le quitter. « Drame familial : le mari mis en examen pour assassinat et viol par conjoint », titre un autre journal au sujet d’un habitant de Savoie qui a violé et tué femme. « Cette expression appartient au champ lexical du théâtre », analyse Sophie Gourion. « Elle fait appel à l’émotion et romance un acte ignoble. » La blogueuse estime que ces mots mettent l’accent sur l’aspect tragique ou supposé romanesque des faits, avec l’idée que l’auteur des faits est « violent malgré lui ». Elle cite un autre article qui donne un aspect romanesque au meurtre sordide d’une femme par son compagnon, qui ne supportait pas leur séparation : « Une jalousie qui n’est pas un stade extrême de la jalousie, mais relève d’un délire paranoïaque. De celle qui, dans la pièce de Shakespeare, pousse Othello à tuer sa femme Desdemone, persuadé que celle-ci le trompe ». Dans une tribune publiée en 2014 dans Libération, le collectif de femmes journalistes « Prenons la Une » juge que l’expression de « drame familial » atténue la responsabilité des agresseurs : « La passion, c’est ce qui nous dépasse. Le drame évoque l’accident, et occulte la violence. A chaque fois qu’un(e) journaliste utilise ces termes, c’est l’argumentaire du meurtrier qui est retenu ». 2. Le « dérapage » Pour Sophie Gourion, « dérapage », cet autre grand classique des faits divers en particulier et des médias en général est un mot qui veut dire « tout et n’importe quoi » et qu’on utilise « dès que quelque chose sort de la route »… Avec le risque de faire passer les violences évoquées pour un fait sans gravité ou un simple écart. Elle cite l’exemple d’un journal qui a posté un article sur une affaire de harcèlement sexuel sur Facebook accompagné du commentaire suivant : « Le vice-président aurait dérapé avec une jeune lycéenne, au cours d’une manifestation de la confrérie ». Ce terme « minimise complètement l’acte et sous-entend qu’il s’agit d’un fait isolé, alors qu’un cinquième des violences faites aux femmes l’ont été de manière répétée ». La blogueuse considère que cette tendance tient également à la nature de la rubrique « Faits divers » et aux contraintes temporelles des journalistes, obligés d’écrire dans l’urgence. Ils n’ont souvent pas le temps d’enquêter ou d’aller plus loin, ce qui les oblige à raconter les faits hors contexte : leurs articles ne disent pas si de telles violences ont déjà eu lieu ou se sont répétées. « C’est le problème des faits divers », avance Sophie Gourion. « Ces articles se retrouvent entre deux chiens écrasés. » Le classement des viols ou des violences de genre dans cette catégorie occulte également sa dimension généralisée et sociétale. « Lorsqu’il révèle un phénomène longtemps occulté, le fait divers se transforme en fait de société, il cesse d’être un fait divers, événement inclassable, individuel et insignifiant et devient un phénomène social et collectif », selon l’historienne Anne-Claude Ambroise-Rendu, citée dans Le viol, un crime presque ordinaire, d’Audrey Guiller et Nolwenn Weiler. 3. La « drague » et le « dépit amoureux » Les articles traitant d’agressions sexuelles évoquent parfois une situation de « drague » qui aurait, là aussi, « dérapé ». Comme cette brève d’un site Internet qui décrit le meurtre et l’agression d’une femme comme « une drague qui aurait mal tourné ». Où est la limite entre une tentative de séduction et une agression sexuelle ou un viol ? Elle se trouve dans le consentement de la femme concernée. Cette problématique transparaît dans l’étude d’Ipsos pour « Mémoire traumatique et victimologie ». Moins de la moitié des personnes interrogées (40%) estime qu’il y a viol ou tentative de viol lorsque « à partir du moment où la personne continue à essayer de la forcer alors qu’elle a dit non à plusieurs reprises ». L’évocation fréquente d’hommes qui agressent des femmes « par dépit amoureux » ou de « ruptures pas encore pleinement consommées » au lieu de viols dérange également Sophie Gourion, qui évoque la possessivité de certains agresseurs. « L’idée du devoir conjugal est encore très répandue. Plus de 55% des violences de genre ont lieu lorsque une femme menace de quitter son partenaire », lâche-t-elle. Pour la journaliste, ce cliché du mâle possessif et incapable de se retenir fait également du tort aux hommes. Dans ce type de langage, « il y a une double violence de genre, pour les hommes et pour les femmes », conclut-elle. (1) Les exemples cités dans cet article sont tirés du Tumblr Les mots tuent. Source : Europe1 Cliquez pour partager sur Facebook(ouvre dans une nouvelle fenêtre)Cliquez pour partager sur Twitter(ouvre dans une nouvelle fenêtre)Cliquez pour partager sur LinkedIn(ouvre dans une nouvelle fenêtre)Cliquer pour imprimer(ouvre dans une nouvelle fenêtre)